Un européen né au Moyen Âge parti visiter le Japon de l'ère du Sengoku Jidai aurait été assez peu dépaysé. Il y aurait trouvé des seigneurs locaux en conflit perpétuel, ayant à leur service des guerriers formant une caste assez similaire aux chevaliers qui forment le fond de l'imaginaire masculin occidental. Il y aurait rencontré des codes d'éthique similaires (bravoure, sacrifice, désintéressement) à celui qui organisait la chevalerie médiévale, et des normes sociales divergeant assez peu de celles qui structuraient les sociétés d'Europe de l'Ouest quelques siècles plus tôt.
Si, en revanche, notre voyageur avait été transporté au Japon du Xe siècle, au sommet de l'ère Heian, et plus particulièrement à la cour impériale de Heian Kyô , il n'aurait pas été beaucoup plus choqué que nous ne le serions si nous tentions le même voyage. Il aurait découvert un monde en vase clos où le bon goût faisait la valeur d'un homme, où les courtisans éclairés, après avoir goulûment absorbé les trésors de la culture dans T'ang, laissaient leur curiosité s'assécher pour créer à l'abri du monde leur propre culture à base de bouddhisme, de traditions locales et d'innovations artistiques, changeant en profondeur l'imaginaire japonais des siècles à venir et laissant au monde l'un de ses plus étranges héritages. Chaque société a ses éléments qui la distingue de celles qui l'ont précédé et de celles qui la suivront, certaines différant plus que d'autres, mais c'est à Heian Kyô qu'est né un monde à part le monde, une société consciemment close qui croyait que rien ne viendrait l'arracher de son rêve.
L'échec politique de l'ère Heian est patent, et il y a assez peu à retenir en la matière. Une stratification sociale totale empêcha l'émergence de grands administrateurs comme le permirent les examens impériaux des T'ang, et la mainmise d'une seule grande famille (les Fujiwara, qui conservèrent des pouvoirs importants jusqu'au XXe siècle) sur les affaires empêcha la constitution d'un gouvernement solide. Le monde d'Heian a laissé peu de choses derrière lui en la matière, mais à vrai dire le pouvoir l'intéressait peu.
La cour impériale d'Heian Kyô (qui deviendrait plus tard Kyôto) est un exemple unique à ce jour d'oligarchie de l'art, dans laquelle la beauté, la sensibilité et la patte artistique faisaient plus pour un homme (et, il s'avère, pour une femme) que son intelligence pratique ou ses talents de combattant. Dix mille détails décrits par Ivan Morris, une fois esquissés sur la grande toile de fond des sociétés de l'époque, des racines bouddhistes et shintôistes du Japon médiéval, forment le portrait vivace du monde du "prince éclatant".
Ce prince éclatant est Genji, héros du roman-fleuve éponyme Genji Monogatari, écrit à cette même époque par Murasaki Shikibu, l'une des courtisanes dont l'oeuvre se distingua suffisamment pour qu'elle reste à ce jour une référence littéraire pour son siècle. En suivant le fil de Genji Monogatari Ivan Morris fait de son propre travail un compagnon de lecture, une annexe utile pour comprendre les enjeux du roman et le contexte dans lequel celui-ci se déroule. C'est également un excellent ouvrage historique qui a le grand mérite de présenter une époque proprement unique qui, parce qu'elle ne nous parle pas, a justement le mérite de dérouler le quotidien d'êtres sublimes et hypocrites, hommes et femmes qui voyaient le paysan comme un animal vorace mais savaient décrire la beauté d'un petit matin d'hiver, debout face aux collines, comme nul ne saurait le faire maintenant que leur langue et leur culture, qui formaient la base de leur pensée et de leur sensation, ont tous deux disparu. Voir l'autre et se voir en lui est un exercice délicat; à mille ans de distance, l'art est plus difficile, et la récompense est plus grande encore.