Lorsque le roman sort dans la presse sous forme de feuilleton, comme cela se pratiquait souvent à l’époque, il fait scandale dès les premiers chapitres par ses descriptions crues, ses scènes osées, son histoire immorale. Cette passion bestiale entre Cachaprès le braconnier, sorte de bête humaine sans foi ni loi et Germaine la jolie paysanne en mal d’amour provoque le dégoût, l’indignation. Et que dire du titre, Un mâle ? Il sonne comme une provocation dans cette Belgique provinciale et pudibonde de 1880. Les bien-pensants s’irritent : qu’est-ce donc que cette mode qui vient de Paris et qui consiste à prendre comme héros des petites gens, d’en montrer sans fard les vices et les turpitudes ? Quel exemple déplorable pour la jeunesse ! Aussi, lorsqu’il est publié un an plus tard, le roman est interdit dans les gares, tandis qu’à Paris, Zola, Maupassant, Flaubert, les Goncourt acclament son auteur et reconnaissent en Lemonnier l’un des leurs.
Un Mâle est-il un récit naturaliste ? Il est vrai que les personnages y sont dominés par des pulsions violentes et animales, soumis aux lois de l’hérédité. De plus, le roman est une peinture sans concession de la société paysanne de l’époque, de ses préjugés étriqués, de ses intérêts mesquins. Germaine est encore fille à 21 ans lorsqu’elle rencontre Cachaprès. Quoique jeune, jolie et travailleuse, elle ne trouve pas à se marier parce que sa situation sociale est ambiguë : bien sûr, elle est devenue la fille adoptive d’un riche fermier mais, après tout, son père n’était qu’un simple garde-chasse. C’est d’ailleurs parce que dans ses veines coule le sang d’un homme des bois qu’elle éprouve pour le braconnier cette attirance instinctive, irrésistible. Un mâle est par ailleurs un roman féministe avant l’heure : même si elle finit dans la honte, rongée par le remords, Germaine n’en a pas moins, ne fût-ce qu’un moment, revendiqué son droit au bonheur, à la liberté. Elle entend bien disposer de son corps à sa guise et s’éveiller à la sensualité avec qui elle l’entend.
Pour autant, l’admiration de Zola et de ses amis ainsi que le succès parisien du roman ne doivent pas faire oublier que ce dernier ne correspond qu’en partie au modèle naturaliste. On ne trouve pas chez Lemonnier cette écriture froide et objective propre aux romans expérimentaux. Au contraire, son style est empli d’envolées lyriques, voire poétiques. Au fond, le personnage principal de ce roman est bien la nature avec laquelle les protagonistes vivent en osmose ; leur sauvagerie est celle de la forêt que l’auteur magnifie et dont il décrit si bien la luxuriance, la beauté brute et excessive, usant de mots comme le ferait un peintre de sa palette de couleurs.
Avec Un mâle, Lemonnier réalise la synthèse entre réalisme et lyrisme, entre observation méticuleuse et poésie, signant ainsi un grand classique de la littérature belge.