Pavel Andreevitch, que tous appellent Pétrovitch, est un gardien sans statut dans une immense cité d’appartements communautaires de Moscou. Il était une figure de l’art non-officiel sous Brejnev ; jamais publié à l’époque soviétique, il est devenu un ancien écrivain, a renoncé à écrire maintenant qu’il pourrait être publié, «fossilisé» dans l’underground. Pétrovitch est un homme souterrain, vivant comme un sous-marin sous la surface, revendiquant son statut under, statut dévalorisé par beaucoup mais qui lui permet de ne dépendre de personne.

Les habitants des appartements le long des couloirs de la cité se confient à lui tout en le méprisant, car ils ne voient en lui qu’un rebut de la société ; mais ils lui parlent de tout, de leur épouse, de leur famille, de leur chef, des prix, des voisins, de Soljenitsyne ou de la Crimée. Il y a Kourneev, qui cherche depuis toujours sa femme Véra dans les couloirs vides, Veronika, poétesse underground, pocharde à la dérive qui devient ensuite une politicienne fluette aux fêlures encore apparentes, rongée par son incapacité à améliorer le sort de ses concitoyens obsédés par l’argent, Lessia Voïnova, ancienne personnalité de l’institut où il a travaillé à ses débuts, déchue avec la chute du régime soviétique, superbe femme transformée en une fascinante montagne de chair blanche, les mafieux caucasiens qui méprisent et intimident les intellectuels et les ingénieurs, et tant d'autres, qui forment une grande fresque de la société russe en cette fin des années 1980.

L’autre couloir que Pétrovitch arpente régulièrement est celui de l’hôpital psychiatrique où son frère Venedikt est interné. Vénia, qui était, étudiant, un dessinateur surdoué, fut dénoncé pour des caricatures sans doute faites par un envieux, une « sale trappe caractéristique de ces années gluantes », puis il fut interné et détruit par les médicaments. Retombé en enfance, Vénia fut privé de ses dessins et de sa liberté ; Pétrovitch s’est privé d’écriture pour rester libre.

Au début des années 1990, la société moscovite change. Les relations humaines se font plus violentes, les relations amoureuses tarifées s’envolent, une nouvelle génération d’hommes d’affaires aux appétits de loups surgit, et les appartements communautaires sont progressivement privatisés.
« Repérant grâce à un flair exacerbé les prétendants potentiels à un logement, ils les pressaient hors de la cité comme de la pâte hors d’un tube dentifrice. »

Agressé par un caucasien, persécuté ensuite par un indic du KGB, Pétrovitch devient meurtrier pour défendre son honneur et sa liberté. Ejecté de l’immeuble, il se retrouve dans un foyer, un taudis à rats, sous les hurlements des bourrasques de l’hiver, oppressé par le souvenir de son crime, dans un récit grandiose qui prend une tournure dostoïevskienne.

Underground est un monument, un roman de la permanence russe où tout se règle autour d’une bouteille de vodka et d’interminables discussions («Nos conversations sont nos pyramides »), le roman d’un héros négatif, dans les ombres géantes de Pouchkine et de Dostoïevski ; il est aussi le roman de la transformation russe, un récit tragi-comique dans cette période d’effondrement du capital intellectuel russe. Il est enfin un hommage aux véritables écrivains underground, un livre pour garder une trace de ces héros intransigeants qui n’ont jamais publié.
MarianneL
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le 12 mars 2013

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