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Souvenirs d’Algérie, d’une enfance lumineuse et de la fausseté d’une époque.

«Oui, l’Algérie, la mienne, c’est l’enfance, la mienne. Les Kanaks ne disent pas « la terre est à moi » ; ils disent : « j’appartiens à la terre ». J’appartiens à l’Algérie, et de la même façon je suis à l’enfance. Je n’ai aucune nostalgie, précisément parce qu’il s’agit de ma jeunesse et que celle-ci sera, comme toutes les jeunesses, éternelle, et qu’elle durera au moins autant que moi, et qu’elle m’enterrera.»


Dans ce récit littéraire très personnel paru aux éditions Verdier en février 2018, après ses critiques et essais sur le cinéma, Jean-Louis Comolli convoque le souvenir charnel et lumineux de l’Algérie, pays de son enfance et d’une jeunesse magnifique, tout en soulignant le silence autour des «événements» dont personne ne parlait, alors.


Jeune adolescent à l’été 1955, sa vie est douce la plage de Stora, avec ses amis à la terrasse de l’Excelsior ; il se passionne pour la lecture, découvre le jazz et fréquente le ciné-club – il est l’unique lecteur des Cahiers du cinéma de Philippeville – et rencontre Marianne, la femme de sa vie, insouciant de la séparation entre pieds noirs et arabes qui jamais ne se mélangent, une séparation qu’évoque Monique Rivet avec tant de force et de justesse dans «Le glacis».


Le 25 août 1955, Jean-Louis Comolli est le témoin de la répression qui fait suite au massacre de la mine d’El Halia, événement fondateur pour son regard : dans une rue barrée de Philippeville, des hommes sont arrêtés et conduits au stade.


«À quoi servent les stades quand on n’y joue pas au foot, je ne l’ai compris que plus tard. C’est avant tout de ses regroupements forcés la couleur presque uniformément grise, ou bistre, ou beige tirant vers le marron qui devait me rester en mémoire, avec quoi se confond la couleur sable ou kaki des tenues d’été militaires.»


Cet épisode terrible, et le silence collectif qui s’ensuit, dans le cercle familial et ailleurs, le bouleverse et son récit est très éclairant pour toute personne qui s’intéresse au travail sur le regard et sur le cinéma de Jean-Louis Comolli.


«C’était une nouvelle sensation d’angoisse, non celle d’être assassiné, celle d’être témoin de l’assassinat d’un autre. La situation s’y prêtait. Le spectateur, je m’en suis convaincu dès ce premier moment, le spectateur est puni de voir, non qu’il soit coupable de quoi que ce soit – et d’ailleurs pourquoi pas, la question de la culpabilité ne se posait pas et ne m’avait pas traversé – mais parce que voir implique une position de supériorité qu’on ne peut endosser sans éprouver quelque honte. J’étais honteux d’être à la fenêtre pendant la guerre d’Algérie, de voir défiler ces vaillants paras, d’ouvrir La Dépêche de Constantine et d’y voir me sauter au visage les titres des articles vantant les mérites des « opérations de pacification ». Mes petits soldats étaient devenus grands. Et l’angoisse s’était changée en appréhension de voir.»


«Une terrasse en Algérie» évoque le bonheur d’un adolescent en Algérie, son inconscience d’alors via-à-vis de la domination et de l’attitude des pieds noirs, vis-à-vis des événements dont personne ne parlait si ce n’est son père, médecin qui soignait indifféremment pieds noirs et arabes – puis la découverte plus tard de l’étendue de cette violence coloniale, de la férocité d’une histoire tue. La force de ce récit extraordinaire tissé de souvenirs et d’émotions vient, entre autres, de cette juxtaposition du silence et de la parole, de l’aveuglement général sur le destin de ce pays et du regard dessillé avec le temps.


«Avais-je découvert la vertu d’indifférence avec L’étranger de Camus ? L’indifférence ne m’intéressait pas et, au fond, je ne croyais pas qu’elle eut la moindre réalité, c’était du semblant, une fois encore, rien n’est indifférent, l’indifférence elle-même nous atteint et nous laisse différents. Quant à notre place en Algérie, comme elle était fausse par principe, nous ne cessions de pencher d’un côté ou de l’autre. Il y a ceux qui ne savent pas, et ceux-là me touchent – ma mère en était. Mais du fait de la situation coloniale, les pieds-noirs ont pu croire qu’ils en savaient assez pour régner sans partage, qu’ils n’en savaient que trop pour nier toute altérité, qu’ils n’avaient plus de questions à se poser, noir sur noir, blanc sur blanc. Or le geste colonial se croit et se présente aux autres comme un geste d’amour. C’est par amour que l’on débarque, que l’on mitraille, que l’on enfume ; certes, cet amour est incompris, reste incompris malgré la multiplication des preuves ; un jour viendra, c’est sûr, où le colonisé à genoux devant le colonisateur ou le colon ou l’employé du colon lui baisera la main en remerciement de ses bonnes œuvres ; l’aurait-on poussé un peu, chaque pied-noir ou presque aurait été d’accord avec ce principe : nous sommes là pour faire le bien de ceux qui n’en veulent pas, les ingrats.»


Jean-Louis Comolli évoque plus de soixante ans plus tard ses souvenirs de cette époque tandis que la maladie consume la mémoire de sa femme Marianne, un récit magnifique et essentiel, sans nostalgie et contre l’effacement.


Une chronique à retrouver sur le blog Charybde 27 ici :
https://charybde2.wordpress.com/2018/07/08/note-de-lecture-une-terrasse-en-algerie-jean-louis-comolli/

MarianneL
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le 12 juil. 2018

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MarianneL

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