J'ai hésité à écrire quoi que ce soit sur ce bouquin hallucinant et foutraque, tant je ne sais sur quel pied danser dans ma critique. Le prendre trop au sérieux me parait une erreur (les céphalopodes ont globalement peu d'intuitions sur la psyché ou la culture humaine!) , mais ne rien en croire me parait folie aussi (l'auteur est un philosophe sérieux, nomment dans le domaine de la communication, de la photographie et de la musique). Et l'étude de ce damné mollusque (le Vampyroteuthis Infernalis) est constellée de pensées géniales sur nous autres les vertébrés-qui-marchent-debout, comme par exemple "La nausée récapitule la phylogénèse" . Vous avez quatre heures..
Mais je retiens surtout le côté immensément jouissif de cette exploration de notre inconscient de vertébrés. .


Ce poulpe géant au nom diabolique et aux fortes "tendances anti-sociales" existe vraiment et il est exact qu'on en a péché des exemplaires en mer de Chine. Flüsser va en faire un être quasi-mythique, mais aussi le cousin abyssal et ressemblant de l'être humain, en nous racontant ce qu'il appelle lui-même "une fable". Le philosophe nous opposera nous les humains, vertébrés miraculeusement libéré de notre ventre par la marche verticale et l'hégémonie de nos mains , à eux les vampyroteuthis, qui sont des ventres vivants et autrement plus intelligents, traversant mollement (mais capables de fuser férocement!) l'obscurité totale du hadal, la Zone sombre de la mer et de notre inconscient.


C'est à une histoire naturelle fantastique mais aussi très documentée que nous invite Flüsser, déroulant les phylae, les genres, les classes, les espèces, commentant leurs symétries, leurs analogies. Il inspecte nos caractéristiques physiques : de même que nos mains nous permettent d’objectiver le monde (qui est "à saisir"), le vampyre sous-marin lui ne fait que le sentir, l'absorber en lui, deux façons de voir le monde, donc.L'humain se construit contre le monde, le vampyroteuthis avec lui. On y trouve des idées de génétique dans "le nucleus, à priori immortel, circule d'un organisme à l'autre", comme des idées pragmatiques "L'esprit est une variante du programme de la vie" . Mais quand il nous apprend que "l'hyménoptère est amené à dominer le monde", on se rappellera que notre philosophe ne connaissait pas encore le glyphosate...


Flüsser va jusqu'à demander au poulpe des profondeurs de nous analyser, ce qu'il fait sans hésiter ce mollusque, rejetant toute l'histoire humaine comme un échec patent ! (Il est vrai que notre histoire s’inscrit dans une mémoire extérieure à nous tandis que le vampyre absorbe lui l'histoire dans son corps et dans ses hématophores, imprimant le monde dans sa descendance. Quant à la culture humaine, elle n'est qu'un "feedback loop", renvoyant au monde l'information collectée par les mains et transformée par le cerveau! Mais ne perdons pas espoir : "Une révolution vampyroteutienne est en route" nous dit Flüsser, grâce à la mémoire immatérielle de nos écrans!


Vous ne voyez pas au juste de quoi je parle? C'est bien normal. Mais asseyez-vous avec ce petit livre , superbement illustré au demeurant, et plongez-vous pendant deux heures (il fait à peine 70 pages) dans les fulgurances de cette fable tentaculaire. Son héros au corps flasque est notre inverse, et notre miroir, et cette face sombre de nous mêmes, est sans conteste "le maître du règne animal sur Terre", car il est "le seul être qui se mord l'anus et donc le plus guerrier des êtres vivants".


Cette lecture est donc déjantée mais pourtant presque limpide, je vous l'assure. Kant, Heidegger, Camus, Bachelard et autres Freud sont certes conviés brièvement à la fête (on y apprend que Darwin serait la Droite tandis que Saint François d'Assise serait la Gauche , ou encore que militer pour la liberté est "réactionnaire" etc.. ) mais on n'a d'yeux que pour ce maudit poulpe! Faites-vous plaisir, lisez ce truc, guys et guysettes!

nostromo
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le 2 nov. 2019

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