Viens avec moi est le premier roman de Castle Freeman Jr. traduit en français, et son troisième roman publié. Castle Freeman Jr. a une bonne tête, et il n'est pas un perdreau de l'année puisqu'il a quand même 72 ans. Né au Texas, il s'est très vite installé dans le Vermont, où se déroule l'histoire de Viens avec moi.
Le roman a beau se passer au fin fond du Vermont, en pleine cambrousse, on est là loin, très loin du "nature writing". Et c'est tant mieux. Le Vermont a beau être un des plus petits États des USA, et le deuxième État le moins peuplé, coincé entre New Hampshire et Québec, il n'en est pas moins une des régions qui ont conservé intacts ses lacs, ses forêts et ses montagnes.Soixante-quinze pour cent de son territoire sont recouverts de forêts. Il a beau faire partie des États américains les plus progressistes, l'histoire que nous raconte Viens avec moi va nous démontrer très vite que ce progressisme-là n'a pas franchi toutes les montagnes...
La jeune Lillian vit dans une petite ville du Vermont, et elle a peur. Elle vient d'ailleurs. Son ex, Kevin, l'a plantée là, toute seule. Et depuis, l'abominable Blackway, terreur de la région, la harcèle, la poursuit, la terrorise, lui tue son chat. Elle n'a pas l'intention de se laisser faire. Mais même le shériff Wingate ne peut rien pour elle, sauf lui conseiller d'aller demander de l'aide au dénommé Whizzer, un homme en fauteuil roulant qui fait semblant de faire tourner une manufacture de chaises, et qui vit entouré d'une bande de glandeurs et de bons à rien dans son moulin, la Manufacture de chaises de Dead River.
A partir de là démarre une traque complètement loufoque, les hommes s'embarquant à la suite de Lillian à la poursuite du monstrueux Blackway. L'auteur lui-même le dit: l'histoire de Viens avec moi lui a été inspirée par sa lecture assidue des légendes du Roi Arthur. Lillian, damoiselle en détresse. Ses chevaliers, drôles de chevaliers... On parlera surtout de Lester, vieux briscard boiteux à qui on ne la fait pas. Et puis de Nate, jeune homme un brin taiseux, grand, fort, à vrai dire un brin sexy, qui passera la moitié du roman à dire que non, Rowena n'est pas sa petite amie et surtout que non, Blackway ne lui fait pas peur. Au fur et à mesure que le récit avance, notre troupe de chevaliers passe par des lieux qui sont autant d'épreuves. Le bar paumé dans la forêt où se retrouvent tous les mauvais gars du coin. Et puis, en montant encore, Les Villes. Qui, contrairement à ce que leur nom pourrait laisser entendre, sont un lieu parfaitement désertique. Quelques vieilles baraques par-ci par-là, pour abriter les bûcherons qui, en saison, viennent travailler. Un lieu d'où ont disparu corps et biens une bande de Canadiens, purement et simplement évaporés...
Plus le temps passe, plus le décor est hostile, plus les humains sont rares. Et ce fichu Blackway, qui n'est jamais là on dit qu'il est. Le livre avance, on attend la bagarre. De pied ferme. Et elle survient... tard. Et elle ne prend pas la forme qu'on pourrait imaginer. Au final, Lillian se retrouve seule avec Lester et Nate, à la poursuite du grizzly Blackway.
Castle Freeman Jr fait preuve d'un art consommé de la narration, ou plutôt des narrations. Autant il est précis dans ses descriptions, dans le récit des événements, des mouvements des personnages, des relations qui les unissent, autant il se "lâche" dans les dialogues, quand ces hommes-chevaliers échangent des paroles rares, souvent insignifiantes, dans un langage tantôt rude, tantôt badin, sur un ton tantôt bourru, tantôt ironique. Si la virtuosité est là, elle n'est jamais ostentatoire, et si l'intrigue est somme toute assez classique, la façon qu'a Castle Freeman Jr d'aller du point A au point B est vagabonde, curieuse, attentive, pareille à celle d'un animal sauvage ou d'un chien de chasse à l'affût de son gibier. Nous, lecteurs, sommes donc le gibier consentant d'un écrivain profondément original, et la proie d'un roman à la fois envoûtant et grotesque. Une belle découverte, et une belle traduction de Fabrice Pointeau...
Castle Freeman Jr., Viens avec moi, Sonatine, traduit de l'américain par Fabrice Pointeau