J’ai commencé plusieurs fois Vierge (Seuil, 2017) d’Amélie Lucas-Gary. Plusieurs fois j’ai commencé les premiers mots, les premiers lents vertiges de la situation initiale, et cela non pas en raison de la difficulté du texte ou de ses platitudes, mais pour la joie de recommencer quelque chose dont on pressent à ces quelques lignes qu’il va ouvrir une langue, un horizon qui nous plaisent. Parce que précisément il n’y a pas d’horizon à Vierge, pas de cap certain : on s’accroche au bastingage d’un paquebot dans la nuit et on parle. On légende la nuit et la vie pour un auditoire un peu anonyme d’officiers de bord, entre deux quarts. Il y a là un plaisir trouble, mélancolique, indéfini.


C’est la narratrice sur le paquebot qui raconte l’histoire de sa mère, la Vierge dont le titre énonce le simple mystère. Une histoire de Vierge prise en récit dans la voix de sa fille impossible, née de l’immaculée conception à une époque où « les miracles devenus certitudes, rien n’était plus impossible. » Alors que des films et séries récents, de L’Apparition à Il Miracolo, diffusent ce parfum d’encens ou de benjoin, Amélie Lucas-Gary choisit de se détourner de tous les cierges de plastiques, de ne pas jouer le jeu en demi-teinte de cette passion du savoir-non-savoir, du suspens infini de la Grâce et de l’Événement.


Rapidement la question de l’aberration génétique, du passage de l’ange Gabriel, ou - comme la Vierge elle-même l’imagine - d’un enfantement par excès de masturbation, toutes ces hypothèses se dissolvent vite pour la lectrice et le lecteur. C’est la fuite en avant d'Emmanuelle (nom à la fois de la catin et de "dieu parmi nous"), Vierge fuyant la rumeur et l’opprobre qui font toute la passion que l'on peut avoir pour ce livre. Ce sont toutes ces aventures incroyables qu’elle vit dans une géographie subtilement déplacée qui nous intriguent, tandis que les focales changent, et que, par morceau, le paquebot fantôme réapparaît et nous rappelle que l’énonciation provient de cette femme, fille de la Vierge, parlant dans sa nuit pleine de brouillard et d’une étrange tristesse.



« L’origine s’échappait comme un fantôme à la fin. »



A défaut de la recherche de l’origine, Vierge remonte aux origines baroques du roman, à une multiplicité où les devenirs se croisent se multiplient. Où tout dérive et se multiplie, où l’on parcourt tous les genres, tous les tons. Il y a quelque chose du carnaval dans ces épisodes presque fantastiques, s’apparentant à une forme de récit dont on n’a plus l’habitude : quelque chose du conte et du roman satirique, quelque chose que l’on n’a pas besoin de situer, car nous décalant de nos repères. Le livre remonte ainsi aux origines bâtardes du roman en choisissant le thème même de la non-hybridité, celui de la virginité immaculée et pourtant enceinte de mondes et d'histoires.


Ce qui est beau dans ce livre est la surprise de cette écriture et de ce décalage auquel on ne s’attend pas. Si le discours du maire à Saint-Denis se termine dans un lynchage carnavalesque où les rois sont nus, c’est le voyage lui-même qui semble amorcer le basculement dans l’étrange (le rire est là comme « passage », se marquant par un train raté, raté car parti... en avance). C'est à Engean où Emmanuelle se rend chez sa cousine que le portrait de celle-ci semble introduire définitivement l'atmosphère qui ne fera que se prolonger  :



« Elle avait de grands yeux très brillants, envahis par des iris dont le noir se confondait avec celui des pupilles ; deux noirs si indistincts que ses pupilles semblaient toujours démesurément dilatées. Et il n’y avait pas de place pour le blanc dans ses yeux : l’ombre qui s’étirait jusqu’aux paupières frôlait les cils – une encre brune menaçait de couler et d’évider ses orbites pour l’aveugler. »



A la suite de cette première étape c’est tout le reste du carnaval qui se déroule, du Nord au Sud, avec les grossesses hystériques, les manifestations anti-vierges, les rencontres érotiques, les cérémonies rituelles tournant à une scatalogie mystique, les aléas familiaux et amoureux, la liste est longue. « Après Engean, j’ai marché sans trop planifier : La Souve, Laumnes, Élang, et la Vergaugne, pour voir les volcans. J’ai suivi deux hommes à La Burle, puis à Suire, j’ai passé un temps fou à Gagnes, au bord de l’Antonne. J’ai pris un train pour Maraison, en pensant aller voir ta mère, mais j’ai décidé de revenir. »


Tout s’enchaîne, avec vitesse, comme dans un rêve bizarre, sans l’onirisme poli du surréalisme, avec sensualité et une familière étrangeté (comme ces noms de localité).


Chaque épisode étonne et vibre d’une grande liberté, faisant résonner un monde foisonnant d’images, de paroles, de sensations, tantôt réalistes, souvent farfelus (mais de Michaux à Chevillard, la chose n'est pas mal). Et comme fil, la relation de la Vierge à son Enfant est traité avec une rare beauté. Entre l’indifférence, l’inquiétude, le corps qui se transforme, toute mythologie de l’éternel féminin est défait au profit d’un rapport sans fard au corps, à la sexualité, et à la libre acceptation de ce devenir.


Et nous voilà, à la fin, nous sommes là, le livre clos, tandis que dans notre tête nous sommes toujours sur le paquebot avec les dernières scènes, les derniers mots. Et l'on revient aux commencements, et à nouveau avec les officiers de quarts « nous marchions sur le pont comme des revenants à l’intérieur de la nuit. »

Athanase-D
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le 30 nov. 2019

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