(Lecture en VO)
Quand l’impatience gagne, l’envie vient de découvrir une saga par-delà sa traduction pourtant de qualité. Il a fallu 23 ans et deux auteurs pour conclure cet immense, complexe et riche cycle et pourtant, après deux ans, après avoir conclu la première moitié, j’en viens à passer en la langue originale, l’anglais, pour achever cette épopée, faute d’une traduction retardée. Personne n’est à blâmer dans cette histoire, sinon moi.
Que ce soit pour un film, une série ou un jeu vidéo, on affirme que la langue offre une perception différente de l’œuvre. Un mauvais doublage peut la gâcher tout comme une mauvaise traduction peut altérer un roman, et les exemples sont légions, citons le controversé Jean Sola qui avait reçu des foudres pour avoir « complexifié » le style de Georges RR Martin. Ici, fort heureusement, la transition est moins ardue car Jean-Claude Mallé a su rester fidèle à l’atmosphère tout en la modernisant. Une différence subsiste néanmoins : l’authenticité. La différence entre l’anglais oral et littéraire est beaucoup plus grande qu’en français, ainsi ai-je eu l’impression de lire un texte plus élaboré, qui s’inscrit mieux dans l’histoire alors qu’il développe un univers fictif.
Pour peu que j’aie lu de romans en anglais, les auteurs semblent privilégier le fond et un style plus direct, plus percutant et moins alambiqué qu’en français. Ce n’est pas le cas de Robert Jordan. Lui s’amuse à écrire des phrases très élaborées pour anglais, à insérer des mots tarabiscotés : bien que je m’y sois habitué au fil des centaines de pages, mes allers et retours entre le livre et le dictionnaire furent assez nombreux. L’auteur est un véritable écrivain : non content de disposer d’un large panel de vocabulaire et d’une imagination sans faille dans son monde figurant parmi mes univers fictifs préférés, il maîtrise le tout et confère un charme indéniable au récit. Il garde quelques tics de langage, comme ses insupportables « though » ou les descriptions des personnages qui passent toujours par leur coiffure et la couleur de leurs yeux et cheveux. Hormis ces éléments, il se hisse au classement de mes auteurs anglophones aux meilleurs styles d’écriture (bon après je n’en ai lu que quatre, et malgré l’excellente réputation de GRRM, Georges Orwell et Stephen King, ils sont aussi réputés pour avoir une plume « simple »)
J’ai assez divagué, je vais parler du livre en lui-même. Comme d’habitude, ce neuvième tome reprend là où le dernier s’était arrêté, spécifiquement du côté de Perrin Aybara. Sa compagne ainsi que d’autres personnes ont été kidnappés par des Aiels dissidents voulant faire d’eux de gai’shan, et après moult hésitations et une Berelain plus chaude que jamais (et pourtant très cool) cherchant à le draguer, il part à la rescousse de sa belle !
Il s’agit peut-être du premier tome où Mat m’a paru plus intéressant que Perrin. Il figure parmi les quatre personnages centraux du roman, avec Rand, Elayne et Nynaeve. Là où Mat avait été délaissé dans le précédent tome, Egwene est quasiment absente hormis de rares apparitions. Il faut croire qu’atteindre la deuxième partie fut une excuse à l’auteur pour organiser sa structure autrement : au lieu d’alterner entre chaque personnage, ils suivent des arcs narratifs d’une centaine de pages avant d’être abandonnés au profit d’autres. Mais quel est le point commun entre ces quatre personnages ? Tous les quatre sont liés au Pouvoir selon toutes ses facettes, magiques ou non. En cela réside la principale qualité de Winter’s Heart. Avare en action à l’instar de ses prédécesseurs, il continue de renforcer le background, d’étaler des intrigues politiques de qualité et d’exploiter ses protagonistes dans un univers fascinant en perpétuelle évolution.
Mat me fait penser à une version « soft » de Fitz de l’Assassin Royal : les malheurs s’enchaînent sur lui. Le voilà encore prisonnier de la tyrannie de la vilaine Tylin Quintara qui continue de le traiter comme un jouet, ce qui lui vaut des moqueries de la part de tout le monde. Mais Ebou Dar est désormais sous le joug de Seanchan, sous la tutelle de la Haute Dame Suroth à laquelle Tylin s’est soumise. Mat en prend beaucoup sur lui, mais il puise assez de pouvoir pour se lever de sa condition. Par alliance avec Aes Sedai, par alliance avec la capitaine Egeanin, il s’extirpe de ce sort misérable, mais le destin, puissant également, le rattrape :
Un de mes plus grands fous rires lorsqu’il apprend que la femme qu’il assomme et ligote s’avère être Tuon, la Fille des Neuf Lunes, celle qu’il doit épouser d’après la prophétie. L’ironie est manipulée avec une justesse inégalée, un régal !
En parallèle, il incombe à Elayne de diriger Andor depuis un trône vacant où elle doit désormais s’asseoir. Enfin elle acquiert de la maturité et semble se responsabiliser. Le monde semble s’écraser contre elle tandis qu’elle gagne un pouvoir qu’elle peine à contrôler. Cible d’une tentative d’assassinat, de complots, mais aussi de la perplexité de ses pairs, elle n’a jamais été aussi entourée et se trouve pourtant esseulée. Maintenant sous le feu des projecteurs comme on dit…
Bien que Nynaeve garde sa misandrie caractéristique et continue de traiter certains personnages avec condescendance, mais elle apprend une certaine humilité. Tantôt considérée avec un certain éloignement, tantôt proche de ses pairs, le Pouvoir monte encore en elle, le véritable pouvoir, et il ne s’agit pas seulement de le maîtriser, mais aussi de le transmettre, de l’enseigner à tout un tas de potentielles canalisatrices, du Peuple de la Mer jusqu’aux simples palefrenières. Nyaneve revient alors à son statut de départ, celle d’une Sage Dame en provenance de la campagne qui doit se dresser face à un destin.
Mais qui demeure le protagoniste ? Rand Al’Thor qui s’affirme nonobstant ses tourments intérieurs. Le héros plein de doutes, l’éternel amoureux, le meneur hanté par ses remords. Mais ses liens se renforcent. Toujours prisonnier de la voix de Lews Therin, il parvient à se lier avec ses trois amours (apologie de la polygamie ?) en les personnes de Min, Aviendha et Elayne. Mieux encore, il accordera enfin sa confiance à une de ses amies, Nynaeve, pour lutter contre le destin :
Ensemble, ils ébranleront le monde pour purifier le Saidin, partie masculine de la Source. À grands renforts de leurs pouvoirs combinés, les hommes sont enfin égaux aux femmes dans la magie. Quelles en seront les répercussions ? Difficile à évaluer…
Avec ce neuvième tome, La Roue du Temps s’inscrit une fois de plus comme une référence de la High-Fantasy, mieux, comme une référence de la Fantasy moderne. C’est une épopée grandiose qui s’est accordée un traitement plus intimiste pour ce tome-ci (et pas que celui-là) pour finir sur un climax spectaculaire dont les conséquences ne se feront pas attendre.
Winter’s Heart rattrape un tome précédent somme toute décevant en nous rappelant ce qui contribue au charme et à la qualité de la série : une évolution perpétuelle, un vaste univers aux facettes pas toutes explorées, et puis, les personnages secondaires ne sont pas en reste ici. Entre une Cadsuane badass, une Tuon intrigante, une Tylin hilarante, une Egeanin assurée, il met en exergue le Pouvoir Féminin pour que le Pouvoir Masculin le rattrape. Le Pouvoir en entier s’est imprégné dans chacun des personnages et scellera le destin des cinq derniers tomes de cette saga.