A des années lumières par rmd
Dans cet essai, Marcel Cohen constate le changement de paradigme amené par la boucherie de la première guerre mondiale, l'industrialisation de la destruction et la perte de valeur de la vie humaine face aux enjeux économiques.
Plutôt qu'une critique où je ne pourrai débiter que des lieux communs face à ce brillant essai, voici quelques extraits.
(...) au chemin des dames, l'offensive avortée de Georges Nivelle fait 300000 morts en 25 jours seulement. Le 16 avril, jour de déclenchement de l'offensive, on compte même 100000 morts, soit près de 100 à la minute. (...) 10000 lits d’hôpital avaient été préparé à Paris et dans la région parisienne. Ils restèrent vides. On préféra envoyer les blessés se faire soigner à Rennes, voire jusqu'à Marseille, et les amputer pour cause de gangrène, plutôt que de s'occuper d'eux à temps, mais au risque de devoir avouer l'ampleur de l'échec et de démoraliser les parisiens."
"nous savons que la réalité profonde du XXe siècle est d'avoir inventé l'abattage de masse, et que celui-ci s'industrialise jusqu'à atteindre la perfection absolue avec la Shoah.(...) C'est avec l'argent des victimes elles-mêmes qu'on les transporte dans les camps d'extermination. Le tarif dans les wagons à bestiaux est celui du tarif voyageurs, soit 4 pfennings du kilomètre. Les enfants de moins de 10 ans paient demi-tarif. Ceux de moins de 4 ans voyagent gratuitement. "
"pendant la première guerre mondiale, un mort sur vingt est un civil. Pendant la seconde, les pertes civiles représentent un mort sur deux. Or désormais, en afrique, en Asie et jusque dans l'ex-yougoslavie, au coeur de la vieille europe, quatre victimes sur cinq sont des non-combattants."
"Gunther Anders rappelait que, dans les camps, les bourreaux ne considéraient nullement ces meurtres comme des actes personnels, mais comme un simple travail. (...) Dans ses mémoires, Rudolph Hoess affirme que le travail qu'on lui demandait n'était pas aussi facile qu'il y paraissait : il fallait beaucoup de cran pour cacher ses émotions lorsqu'on poussait des enfants dans les chambres à gaz."
"dans le film de nicolas klotz 'la question humaine', (...) il est question d'un licenciement collectif qui se prépare dans une multinationale allemande. cependant, nul ne parle de personnes à licencier, et encore moins d'hommes et de femmes.Il n'est pas davantage question d'ouvriers, de cadres et de techniciens. On projette de se débarrasser de 1300 'unités'.
Dans les camps nazis (qui étaient aussi des usines à haut rendement), on utilisait le terme de 'pièce' (Stucke) ou de Figuren (marionnettes, poupées)."
"dans une texte consacré à 'l'espèce humaine', dans lesquel robert Anthelme relate son expérience d'ancien déporté à Buchenwald, Gandersheim et Dachau, Georges Perec écrivait : ' cette transformation d'une expéricence en langage, cette relation possible entre notre sensibilité et un univers qui l'annihile, apparaissent aujourd'hui comme l'exemple le plus parfait, dans la production francaise contemporaine, de ce que peut être la littérature.'
Sans doute chercherait-on en vain définition plus exhaustive. Et elle parait d'autant plus pertinente qu'elle s'applique, précisément, à un ouvrage relevant du témoignage. Mais c'est à dessein que Perec utilise ici le mot 'littérature'. Il veut dire que la littérature consiste à tenter de cerner les réalités, encore et toujours, alors même qu'elles confinent à l'inexprimable et que les moyens antérieurs pour les dire sont devenus parfaitement inadéquats."