A la ligne
Feuillets d’usine
Joseph Ponthus
« La vie est une tartine de merde dont on mange une bouchée tous les jours
Philosophait ma grand-mère »
J’aime bien
J’aime bien parce que c’est sec, c’est direct, pas de mots en trop qui ne veulent rien dire ou qui ne servent à rien. C’est cynique, c’est vrai ou c’est faux, ça dépend de vous, mais pour l’auteur, ça a le mérite d’être dit.
C’est ce que fait Joseph Ponthus tout le long de son livre, il dit.
Il dit quoi ?
Il dit sa vie : après avoir fait une prépa littéraire à Reims, il est devenu éducateur spécialisé, a réalisé un projet d’écriture et a tout plaqué pour aller vivre avec sa femme en Bretagne. Tout ce que je viens de dire, c’est ce qu’on sait avant d’ouvrir le livre, en lisant la quatrième de couverture. Ce n’est pas le sujet du livre.
Il a tout plaqué, il est allé à pôle emploi et il s’est fait embaucher dans une usine d’agroalimentaire.
Ça c’est ce que dit le livre.
Les premières pages commencent ainsi
« En rentrant à l’usine
Bien sûr j’imaginais
L’odeur
Le froid
Le transport de charges lourdes
La pénibilité
Les conditions de travail
La chaîne
L’esclavage moderne
Je n’y allais pas pour faire un reportage
Encore moins préparer la révolution
Non
L’usine c’est pour les sous
Un boulot alimentaire
Comme on dit
Parce que mon épouse en a marre de me voir traîner dans le canapé en attente d’une embauche
dans mon secteur
Alors c’est
L’agroalimentaire
L’agro
Comme ils disent
Une usine bretonne de production et de transformation et de cuisson et de tout ça de poissons et de crevettes
Je n’y vais pas pour écrire
Mais pour les sous
A l’agence d’intérim on me demande quand je peux commencer
Je sors ma vanne habituelle littéraire et convenue
« Eh bien demain dès l’aube à l’heure où blanchit la campagne »
Pris au mot j’embauche le lendemain à six heures du matin »
Joseph Ponthus, c’est comme ça qu’il dit.
Avec sa prose.
Le titre du roman est A la ligne.
Il n’y a pas de ponctuation, que des retours à la ligne.
Comme son travail, tous alignés, tous pareils.
Ce livre n’a pas d’action, pas de retournement, pas d’escalade des tensions, c’est une ligne droite.
Mais il n’empêche que c’est une ligne qui s’enfonce.
Parce que Joseph est pris dans l’engrenage, il est peut-être qu’un boulon, mais sans lui, ça ne tourne pas, sans lui il manque un pion.
N’empêche, « il faut que la production continue », une phrase récurrente du roman.
Au départ il emballe des bulots et des crevettes et puis finalement, il se retrouve à faire tourner un abattoir.
Parce qu’il faut se remplir les poches.
Cette citation d’Apollinaire ouvre le livre :
« C’est fantastique tout ce qu’on peut supporter »
La littérature, les auteurs sont ceux qui aident Joseph à prendre du recul sur ce qu’il fait, à avoir autre chose dans la tête que l’usine tous les matins ou toutes les nuits.
Ce contraste d’un homme cultivé qui fait des références à Victor Hugo dans les bureaux de pôle emploi rend le livre plus agréable à lire :
« et même si nous ne sommes que mercredi et que
L’enfer sera sans doute ce nouveau samedi travaillé
L’usine serait ma méditerranée sur laquelle je trace
Les routes périlleuses de mon Odyssée
Les crevettes mes cyclopes
La panne du tapis une simple tempête de plus
Il faut que la production continue
Rêvant d’Ithaque
Nonobstant la merde »
Sa vie est toujours pareille, linéaire, il n’a que lui-même et sa femme qui dort et son chien Pokpok
Y'en a marre :
« Un lundi qui commence comme une merde
Un lundi qui commence comme une semaine
Un lundi de merde qui commence la semaine »
Puis plus loin :
« Si je n’avais pas la frousse de perdre ce satané boulot
Si j’avais les couilles d’un lanceur d’alerte
Si la jeunesse savait
Si la vieillesse pouvait
Si moi qui ne suis plus jeune ni vieux savais et pouvais
Bordel le bordel que je foutrais dans ce satané abattoir »
Joseph sait, il est conscient de ce qu’il fait, il se rend compte peu à peu de ce qu’il est, de ses réactions
« Je ne veux pas perdre mon taf à cause d’un connard alcoolique incompétent et mythomane
Je crève d’envie d’aller voir le chef et de lui dire discret
« Eh tu dis pas que c’est moi mais tu sais Machin »
[…]
L’énervement de la journée passé
Je me retourne sur ma carrière avant l’usine
Combien de collègues ont couvert mes incompétences mes ivresses ou mes côtés insupportables
Sans jamais s’en vanter
Sans jamais rien en dire
Sans en référer au chef
Combien de collègues ai-je pu énerver
A juste titre
Par mon arrogance ma fainéantise ma nullitude
Ou par ce reste que je ne saurai jamais
Puisqu’ils n’ont jamais rien dit
Pourquoi lui m’énerve-t-il autant quand d’autres non pourtant tout aussi cons
Reproche n’étant que projection
Ce collègue ne peut être que moi
Je le crains
Une image de mon côté obscur
J’en suis persuadé
Pour le dire autrement
Tant il est vrai que l’affirmait ce bon vieux La Bruyère
« Ceux qui sans nous connaître assez, pensent mal de nous ne nous font pas de tort : ce n’est pas
nous qu’ils attaquent, c’est le fantôme de leur imagination. »
Il n’empêche qu’aujourd’hui
Il a encore gratté des clopes »
Une ligne qui s’enfonce pour Joseph mais il arrive à encaisser la descente.
Il se rend compte qu’il y a toujours pire, que lui, pire, que ce qu’il fait. Finalement, il se retrouve là où il pensait être le pire boulot, il finit à l’abattoir.
Mais
En fait
Ça pouvait être pire.
D’autres hommes dans les vestiaires font un taf encore plus ingrat.
Comme lui ils font leur taf, ce qu’on leur donne.
Il ne vaut mieux pas réfléchir.
Et puis il rentre chez lui et mange avec son chien des knackis. Oui, probablement qu’elles viennent du même type d’abattoir.
Tant pis, il ne vaut mieux pas réfléchir.
Vous pouvez vous en rendre compte, ce n’est pas d’une vie très joyeuse dont je vous parle, mais on s’aperçoit aussi à la lecture, que ce qui reste, ce à quoi on s’accroche quand on galère, c’est notre entourage, un chien qui mange des knackis ou une épouse qui dort.
Nos gens sont un peu comme une ligne de fuite.