(Note : cette critique contient des révélations majeures sur l'intrigue du roman)

Après plusieurs mois de lectures entrecoupées de pauses forcées, j'ai enfin fini ce livre pour lequel j'ai éprouvé un large spectre de sentiments ambivalents, à l'image finalement des points de vue de l'auteur face aux sujets majeurs qui peuplent son livre. Ce jeu de la dualité se retrouve d'ailleurs dans ce "Temps Perdu" polysémique, traçant ainsi deux premiers axes d'analyse pour le lecteur. Le premier de ces sens renvoie à l'expression commune, celle d'un Temps gâché en frivolités mondaines, en jalousies malsaines ou encore en oisiveté, bref, tout ce qui a éloigné l'auteur de son projet littéraire et de la vérité. Le second ramène à la vérité susnommée, celle qui s'obtient par la réminisc... non, par la reviviscence de son être passé oublié de la conscience mais enfoui profondément dans le moi qu'il a construit, ce Temps Perdu par la mémoire.

Le premier sens soulevé se cristallise dans l'attitude équivoque du narrateur face aux grands moments de sa vie, lubies successives aussi enrichissantes littérairement et émotionnellement que futiles et vaines. Des salons à l'amour, des sorties à la réclusion, du Faubourg Saint Germain à Venise, les sentiments du narrateur commencent toujours par l'admiration voire l'enthousiasme démesuré (du fait de leur immatérialité qui favorise l'imaginaire, point régulièrement évoqué par l'auteur) pour sombrer dans l'indifférence, l'ennui voire la souffrance. In situ, Marcel Proust n'hésite pas non plus à manier l'ironie, poussant même l'expérience littéraire jusqu'à faire vivre à ses lecteurs les situations les plus ennuyeuses, comme celle où Brichot, personnage ô combien satirique, se jette avidement sur toute demande pour y partager ses connaissances en termes de généalogie des noms de ville. Plusieurs révélations à ce sujet troubleront d'ailleurs notre narrateur qui à cet égard ne manque pas de montrer la frivolité de la chose à laquelle il est toutefois sincèrement intéressé par moments. Au delà des exemples ponctuels, Marcel Proust développe également cette approche (qui suit une véritable évolution de sentiments, l'auteur ne considérant pas de vérité qui ne naisse pas de faits concrets) dans deux des grands thèmes du livre que sont l'Amour et les Salons.

Le deuxième sens (et grand problème) soulevé est jalonné par de nombreux petits évènements qui activent la reviviscence du souvenir, de la madeleine trempée dans une infusion de tilleul à la serviette tendue par un domestique dans "Le Temps Retrouvé" et se verra clore par une grande révélation dans ce dernier livre de l'œuvre titanesque de Marcel Proust. Cette découverte (peu spectaculaire, disons le à un lecteur potentiel qui s'attendrait à un bouleversement majeur à ce point), se présente comme une belle mise en abîme puisqu'elle justifie l'œuvre de l'auteur/narrateur a posteriori en mettant en évidence la logique de sa construction et en expliquant l'intérêt des longs passages du livre dédiés à la l'analyse de la matière des sens et du cœur. Elle érige également l'Art comme un moyen de transcender son enveloppe charnelle pour y contempler la vérité, ainsi que ses "paradis que l'on a perdu", dans une position d'observateur intemporel. Mais cet Art n'est pas celui qui s'intéresse à de grands mouvements, à la politique ou à l'Histoire, il est celui qui instruit son lecteur par le biais d'expériences vécues par soi que l'on contemple au microscope pour enfin converger vers une vision globale. Cette position s'incarne bien dans le regard de l'auteur sur des grandes affaires de son temps, d'abord l'affaire Dreyfus puis enfin la première Guerre Mondiale, observées non pas sous l'angle politique, idéologique ou factuel, mais dans leurs conséquences sur le milieu mondain ou parfois même dans leurs vertus esthétiques (on se souvient de la discussion du narrateur avec Robert de Saint Loup vivant sa dernière permission ; jamais l'horreur de la guerre n'est évoquée même si la conscience d'une mort possible existe bien chez le narrateur, on ne parle en effet que de la beauté d'un vol de chasseurs et de leur explosion). Cependant, comme à son habitude, le livre dégage ici encore un deuxième axe d'interprétation qui est une vision prophétique d'une société du spectacle, du paraître et de la prévalence des intérêts mondains devant une situation grave. Ainsi, le fond de l'affaire Dreyfus s'efface devant des conflits dont on peine encore à voir les raisons qui pourraient finalement se résumer à l'appartenance à une caste (d'ailleurs, une fois "l'Affaire" finie, le narrateur montre avec une douce ironie des renversements d'attitude, des anciennes haines oubliées comme si elles n'avaient jamais existées, etc. Concernant la première guerre mondiale, cela parlera davantage à notre génération, le narrateur se désolé également de voir rangés dans le même panier tous ceux qui sont des "boches", que ce soit Wagner ou un soldat sanguinaire. Ainsi, notre cher Marcel Proust pourrait être vu comme un parfait exemple de la victime du désenchantement, préfigurant une génération que nous ne connaissons que trop bien ; l'attrait au langage et coutumes anciens se justifie, de même que la vision littéraire de Marcel Proust.

Mais, dans "A la Recherche du Temps perdu", le temps n'est pas seulement perdu, il est également vécu. A ce titre, le narra-auteur de ce roman fleuve à forte consonance autobiographique (même si l'auteur s'en défend, on peut le comprendre et l'approuver partiellement) se présente à la fois comme un témoin de son époque mais aussi comme un homme commun dans lequel le lecteur peut aisément reconnaître des situations qu'il a vécu grâce à la formidable finesse de Marcel Proust dans l'analyse et la retranscription des sensations.
De fait, lire "A la Recherche du Temps perdu", c'est être témoin des profonds changements qui se sont opérés dans la société française entre le XIXème et le XXème siècle, même si Marcel Proust dans son snobisme ne dépeint que très rarement les gens du peuple (à leur égard, on a du mal à cerner la vision de l'auteur tantôt paternaliste et condescendant, tantôt admirative) comme les ouvriers. Cependant, ne décrit-il pas souvent ces derniers comme des mimes des personnes du monde ? On retient évidemment l'influençabilité de Françoise ou les velléités mondaines d'Odette. Par ailleurs, nous le rappelons, la conception littéraire de Marcel Proust est intimement liée à l'expérience personnelle, on comprend donc bien les sujets d'étude de son livre qui d'ailleurs se veut avoir une portée à la fois plus générale, dans ses conclusions, et particulière, dans le type de ses conclusions ; "A la Recherche du Temps perdu" est dans une certaine mesure l'héritier de "La comédie humaine" dans l'étude des mœurs et des comportements humains. Ainsi, on voit les modes changer, les assises sociales s'effondrer et les idéologies se renverser, tout ceci simplement par les caprices du Monde; les évènements historiques, même dans la médecine, sont perçus avec frivolité (tel remède est utilisé par caprice d'un Docteur influent, telle actrice est d'abord raillée par toute une coterie pour enfin être exaltée par le même monde, tel conflit militaire est précipité par un propos infime, telle guerre est regardée sous l'angle "people", etc.). Il en est de même pour le rapport de force entre la toute-puissante (mais finalement démodée) Mme de Guermantes et la frustrée (mais finalement triomphante) Mme Verdurin. Dans le livre de Marcel Proust, l'Histoire ne prend donc pas toute une dimension idéologique grandiose (on se rappelle de l'exaltation du Bonapartisme chez Hugo) mais est regardée d'une façon prosaïque, dans la petitesse de leur cadre et de leur logique, mais également dans la grandeur de ce qu'ils révèlent sur l'homme. D'ailleurs, l'Histoire qui intéresse celle du narrateur est celle des généalogies nobiliaires en ce qu'elles le ramènent à un passé qu'il n'a pas vécu, un passé de mœurs et d'esthétisme. Quoi qu'il en soit, lire l'œuvre présentement critiquée, c'est assister à un nouveau coup porté à l'assise de l'ancienne noblesse, à l'essor de la technologie du quotidien (les automobiles, etc.), aux évènements majeurs de la période, etc., ceci d'un point de vue certes particulier mais néanmoins intéressant dans sa portée générale.
Je l'ai déjà évoqué dans le paragraphe précédent, mais "A la Recherche du Temps perdu" s'avère être également un roman qui peut parler à beaucoup de monde du fait de son point de vue centré sur l'expérience d'un homme. De ses années de jeunesse où il était impressionné par tout ce qu'il voyait, découvrait le monde, rêvait et se comportait parfois en enfant capricieux, jusqu'à sa vieillesse où il se rend compte que les années sont passées, que la mort approche (et lui fait peur) et qu'il n'arrive plus à s'émerveiller comme l'enfant devant les paysages de sa jeunesse, le narrateur dépeint un portrait évocateur des âges de la vie. Si les sujets évoqués sont nombreux, on retiendra pour cette critique celui de l'Amour qui est probablement le plus développé du livre et qui se déploie sur plusieurs axes (amour paternel et maternel, amour des amants, coup de foudre charnel, amour homosexuel entre autres). Dans le livre, l'Amour revêt souvent une dimension tragique à moins qu'il ne se solde par l'oubli. A ce titre, l'Auteur décrit, oppose et met en parallèle de nombreuses relations familiales ou amoureuses, jamais permanentes malheureusement dans la mémoire. Ainsi, après la mort de sa grand-mère adorée, le narrateur se désolera de finalement l'avoir oubliée, comme Gilberte, comme Albertine et tant d'autres. A cela s'ajoute les trois couples phare du roman : le narrateur et Albertine, Swann et Odette puis le baron de Charlus et Morel. Les deux premiers suivent des voies parallèles (naissant de l'idéalisation aveugle pour continuer dans la souffrance) avant de diverger par leur issue : l'indifférence de Swann face à l'ancienne cocotte qui le trompait et la tyrannie du narrateur qui fait d'Albertine sa "prisonnière" tant il est jaloux de ses aventures homosexuelles cachées par elle et niées par lui (à dire vrai, la situation est bien plus complexe que cela et est décrite avec une minutie époustouflante par Marcel Proust qui évoque avec justesse une réalité de sentiments que nous n'avions jamais verbalisé dans des situations semblables de notre propre vie). Les rapports humains sont même parfois exposés avec cruauté et crudité, notamment dans les deux figures des filles ingrates que sont Mlle Vinteuil ou Mlle de Forcheville (anciennement Swann). La débauche et l'inversion semblent également être des "maladies" qui se répandent et font des victimes quotidiennes. A ce titre, l'auteur décrit une situation chaotique, presque un pandémonium, assez irréaliste et pourtant porteur de nombreuses vérités communes dans ses descriptions même exagérées ; Marcel Proust n'hésite effectivement pas à exposer sa vision poétique du monde qui préfigure déjà un peu du surréalisme. Poussée à son paroxysme, cette idée des amours tragiques, se cristallise dans l'ange déchu qu'est le baron de Charlus, figure brillante du Faubourg Saint Germain, homme intelligent, raffiné et charismatique, brisé par le secret de son homosexualité de plus en plus difficile à masquer (le conduisant même à des déviances sexuelles exposées crûment), finissant "comme une épave", moqué par tous et reçu nulle part. Cependant, comme toujours, Marcel Proust apporte un autre regard éclairant qui vient nuancer son propos. Comme lui avec Albertine, c'est parce que l'Amour brouille la vue et empêche tout appel à la Raison que les situations vécues apparaissent comme chaotiques. De fait, les découvertes qu'il fera sur Albertine après sa mort lui montreront qu'il s'est lui-même construit des évènements qui n'ont pas eu lieu. Ainsi, si l'on pourrait croire que Marcel Proust dépeint un Amour fait de soupçon et de mensonges, il ne nie pas la subjectivité des interprétations.

Enfin, et je finirai là-dessus (même si de nombreux sujets mériteraient d'être abordés mais rempliraient de trop nombreuses pages, l'idée n'est bien évidemment pas d'écrire un long essai sur le livre), "A la Recherche du Temps perdu" est également un livre fait de qualités littéraires mais également de quelques défauts gênants. A dire vrai, comme l'auteur face aux plaisirs mondains, mon attitude face au livre a oscillé entre l'agacement et le plaisir, finissant tout de même au bilan (j'ai quand même fini le livre) par une impression positive (faite de contentement mais aussi de regret que cela finisse).
A dire vrai, mon principal motif d'agacement a été finalement la résultante du point fort de Marcel Proust, à savoir son incroyable capacité d'analyse et de description. Minutieux comme un chirurgien, le narra-auteur n'hésite pas à s'attarder durant de nombreuses pages sur un détail infime d'une situation, d'un objet, d'un décor, d'une particularité physique, etc. , pour le meilleur comme pour le pire. Pour ma part, je désespérais (et parfois sautait même des passages) de revoir des descriptions déjà faites de la même façon, des discussions de dizaines de lignes sur des généalogies (même si, intentionnellement - ce qui est possible compte-tenu de l'humour de Proust - ou pas, ceci pousse l'expérience littéraire jusqu'à l'expérience concrète de l'ennui - vous voyez, moi aussi je me répète), ce qui a causé mes quelques pauses dans ma lecture. Je préviens ainsi les lecteurs potentiels de ce livre : le rythme des évènements y est extrêmement lent et des dizaines de pages (très denses dans mon édition) peuvent être consacrées à UNE SEULE situation (et pourtant j'ai lu des livres aux longs épanchements).
Une autre chose qui pourra vous faire fermer le livre est la proportion prise par les centres d'intérêts de Marcel Proust que sont l'Art (je conseille fortement au lecteur de regarder les tableaux et œuvres d'architectures (du moins les réels) associées au récit afin d'en profiter au maximum), les généalogies, et d'autres. On me répondra que je n'avais qu'à me "cultiver", mais à dire vrai ce n'est pas le problème majeur pour moi, en effet dans certains passages, j'ai trouvé que Proust n'impliquait pas assez son lecteur dans ses sensations. Ceci peut s'expliquer par les conditions d'écriture du livre que l'on connaît.
Enfin, et je pense pouvoir le dire puisque je partage le même défaut (je ne mettrai bien entendu pas mon écriture au niveau de celle de Proust, loin de là, mais j'y reconnais un défaut commun aux esprits comme le mien), même si j'admire les grands édifices linguistiques et l'ampoule, je dois pointe du doigt une certaine lourdeur dans le style proustien, très et trop perfectionniste, qui peuvent déboucher sur certains phrases bancales et/ou indigestes. Cependant, on ne peut que s'émerveiller devant la recherche des mots, la précision des pastiches, l'intérêt porté au vieux langage, à la technicité des termes dans certains arts (peinture, médecine, architecture, musique, etc.), les quelques métaphores filées marquantes du livre (le butinage de Sodome et Gomorrhe par exemple), la poésie des descriptions, etc. Pour ma part, j'ai trouvé que l'auteur, derrière le chaos apparent de nombreuses phrases, maîtrisait presque toujours sa pensée, ainsi, les phrases de Marcel Proust s'apparentent parfois à de grands labyrinthes dont on perçoit la logique une fois qu'on en est sorti.
Cependant, comme vous pouvez le constater, j'ai bel et bien lu le livre, ce que je n'aurais bien entendu pas fait s'il n'avait pas réussi à me retenir jusqu'au bout. Outre les qualités déjà évoquées dans cette critique, il faut noter l'intérêt scénaristique du livre (que l'on en perçoit pas forcément dans le premier tome qui a sans doute fait abandonner de nombreuses personnes) qui aligne des révélations surprenantes et décrit les destins d'un nombre incroyable de personnages qui forment un tissu social incroyablement changeant. Des têtes d'affiche que sont le baron de Charlus ou Albertine aux plus obscurs seconds rôles comme des noms à peine évoqués, en passant par les Aimé, Legrandin ou Saniette, en lisant "A la Recherche du Temps perdu", on finit par se sentir comme chez soi dans les différentes sociétés décrites par le livre. On y vit avec douleur la disgrâce de Swann chez les Verdurin, avec admiration la première entrée dans le salon Guermantes fantasmé, l'épisode de la maison de passe de Jupien, etc. Comme tout bon roman fleuve, l'œuvre de Proust, au delà de ses velléités supérieures, offre au lecteur ce qu'il attend de ce genre : une fresque d'évènements et de personnages pris dans un tissu narratif complexe et vivant.
L'humour de Marcel Proust également dynamise grandement le livre en y faisant varier la tonalité. On se rit de Cottard, grand snob un peu sot mais pas bien méchant avec ses affirmations ridicules présentées ironiquement par l'auteur comme des oracles, on se moque des ravages du temps sur un M. d'Argencourt fardé, on partage l'agacement face à un Bloch grandiloquent ou face aux caprices puériles du narrateur, etc. Parfois, l'ironie est assez fine pour ne pas être détectée d'emblée et on se régale en y repensant.

En définitive, "A la Recherche du Temps perdu" s'avère être une œuvre aussi simple d'accès, dans ses situations communes qu'elle décrit, que complexe dans l'ambivalence des jugements, des implications générales ou des tonalités qu'elle prend. Réaliste dans la description des sentiments et sensations communes, le livre de Marcel Proust cultive également une vision poétique (parfois même prophétique) du monde où le tragique des destinées côtoie le naturel de l'évolution des sociétés et l'espoir littéraire. Peuplé de figure complexe, "A le Recherche du Temps perdu" est également une grande épopée littéraire au sein des salons, véritables prismes (et non pas miroirs, la réalité divergeant en de multiples rayons) de la société et d'une vie particulière. Lourd parfois dans ses répétitions et son style chargé car perfectionniste, le livre s'attelle tout de même, avec une grande maîtrise de la langue et avec succès, à retrouver le Temps oublié dans une position presque platonicienne, parce que " les vrais paradis sont les paradis qu'on a perdus.", que l'on passe à côté de sa vie ou que l'on oublie ce qui nous a constitué.
Foulcher
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le 23 déc. 2013

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