La littérature très contemporaine a ceci de rassurant qu'elle nous incline à penser qu'on pourrait en être. Que ce que l'on peut trouver sur SensCritique, parfois, lorsque nos efforts tutoient ce que l'on peut proposer de mieux, nos petits sommets, ne déparerait pas franchement dans une rentrée littéraire toujours plus concernée par la quantité de sa production que par la possibilité de faire émerger un bon livre, ou même un auteur.
Une sorte de doux rêve presque entièrement inconséquent, qui répond aux exigences de l'amour-propre, un muscle susceptible et tyrannique qui demande presque autant d'exercice que le cœur.


(Ces considérations ne concernent pas Djee. Lui, faudrait vraiment publier sur papier tout ce qu'il écrit. Mais ça, c'est une autre histoire.
Senscrit' aussi, mais lui c'est -pour une production tierce- déjà fait.


...Et puis peut-être aussi Zebig, par soir de grand vent. Ce serait pas la première fois qu'on publierait une ordure.
Et puis ceux que je ne cite pas mais auxquels je pense et que j'embrasse. Vous êtes nombreux à avoir du talent, les copains)


Il est donc salutaire d'essayer de sautiller le plus souvent possible vers les grands auteurs, afin de mesurer avec la plus grande précision les abîmes qui séparent la rase campagne de pics les plus insolents. S'il est un âge où le rêve est essentiel pour vivre, il en est un autre où connaître la distance entre ce même rêve et l'organe qui l'émet peut aider à ne pas mourir. Avec ce risque évident que de mesurer une hauteur en terme d'effort et de talent puisse dissuader à tout jamais de prendre le départ de toute ascension, fut-elle modeste.
C'est un autre avantage de l'âge: rêver simplement de préparer une expédition, avec son matériel et les conseils avisés de guides locaux, peut suffire à ne pas étouffer au niveau du sol, alors même que l'on sait que l'air se raréfie au fur et à mesure d'une montée que l'on entamera sans doute jamais.


Question auteurs, on peut dire que j'ai pratiqué au cours de l'été un enchaînement, généreux mais un peu inconscient, de sommets célèbres. Marcel, Fjodor ou Jim m'ont chacun à leur manière procuré une vague idée du véritable vertige des plus hautes altitudes. Avoir un peu d'entraînement en la matière aide peu, le masque à oxygène a été parfois nécessaire. Dans ces conditions, je n'aurais sans doute pas dû attaquer d'affilée un quatrième effort de ce type, quand des voyages à ce point aveuglants provoquent de si profondes secousses. Les cieux plus gros que l'épicentre.


Aborder un auteur reconnu par une (ou plusieurs) de ses œuvres emblématiques implique de refaire presqu'à chaque fois la même erreur: on se lance dans ses productions moins réputées sans prendre garde. Alors que, justement, le propre d'un très grand est de nous surprendre à chaque fois. La vie devant soi, qui avait permis à Gary de recevoir son deuxième Goncourt sous pseudonyme, frappait par la faculté sidérante qu'avait l'auteur de se glisser dans la peau d'un jeune orphelin issu de l'immigration. Un vrai trompe-l'œil. Parce que la vraie performance se situait ailleurs. Une faculté stupéfiante de construire un univers totalement différent de celui que nous avons l'impression de connaître, à base de préceptes récurrents, issus du paysage mental du héros, qui finit par composer un monde cohérent totalement nouveau: le nôtre.
C'est ce banal (semble-t-il, pour lui) exploit que réussit encore l'auteur ici -et avec ce titre, quel régal de réunir deux Gary tant aimés sur une même couverture- et à y regarder de plus près, les jurés du célèbre prix hexagonal aurait sans doute pu trouver ici des indices de ce que réussira Ajar 10 ans plus tard.


Les 70 premières pages de ce livre constituent une jubilation totale renouvelée à chaque ligne, à chaque page, procurée par une suite ininterrompue de phrases définitives qui pourraient alimenter ma réserve de citations, quand l'intelligence foudroyante le dispute à un humour féroce.
Cette description de skieurs clochards nihilistes (les ski bums animés pas les préceptes de leur hôte, évoqués un peu haut) vivant en autarcie dans un chalet perdu en altitude est hilarante, et on est soi-même vite surpris par l'ivresse des sommets. Et si le récit redescend (très) légèrement en intensité en atteignant le "niveau de la merde", ça reste quelque chose que l'on a rarement eu l'occasion de lire par ailleurs.


Devant une telle avalanche d'idées, de drôlerie et d'amour, on ne peut donc que mesurer une fois de plus le gouffre abyssal qui nous sépare de ce que peut proposer un véritable auteur, et paradoxalement cela est de nature à nous rendre heureux. Le sommet de la montagne est si lointain, il est si lumineux, là-haut perché dans sa brume, qu'on est rassuré de pouvoir au moins le deviner. On sait que certains êtres humains l'atteignent, et cela suffit parfaitement à notre bonheur, du simple fait d'avoir eu le privilège de suivre la trajectoire de l'alpiniste talentueux et un peu fou qui a touché au but. Plutôt que de nous accabler, cela nous élève.


Bien entendu, il convient que vous restiez vigilants. On trouve sur ce site des gens pour vous vanter avec le même type de transports les mérites de comédies grossièrement humanistes ou la dernière production d'un écrivaillon à succès, et je pourrais parfaitement commettre ici le même type d'erreur en ne discernant pas moi-même d'autres cimes bien plus hautes, bien plus belles, bien plus lointaines.
C'est un risque à prendre en ouvrant ce livre. Mais au fond, n'est-il pas plus risqué de s'habituer aux collines ? Au pire, cela ne constituerait qu'une étape.

guyness
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le 23 août 2016

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guyness

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