Ajax
7.5
Ajax

livre de Sophocle (-445)

Quand les dieux avaient le sens de l'humour

Pourquoi Ajax n'est-telle pas une pièce plus connue de Sophocle, voilà bien un mystère, tellement elle est riche, construite impeccablement et permet des lectures et relectures multiples, enchâssant les sujets les uns dans les autres.


Donc. Guerre de Troie. Achille est mort. Ulysse s'est vu attribuer de façon inique ses armes, avec l'aide de la décidément sournoise et pénible Athéna (oui, parce qu'on a demandé aux enfants troyens, selon une suggestion d'Athéna, qui leur avait fait le plus de mal, Ulysse ou Ajax. Forcément, Ajax dont le rôle est de défourailler sans compter, est pointé du doigt comme plus méchant qu'Ulysse, c'est logique. Sacrée Athéna !) Par conséquent, Ajax, guerrier qui s'est couvert de gloire - et donc de sang, vous l'aviez compris - bien davantage qu'Ulysse, Ajax qui est considéré comme le meilleur guerrier grec après Achille, supporte assez mal que les armes dudit Achille reviennent à Ulysse, plus connu par son aptitude à la ruse que pour ses faits d'armes. Là-dessus, entrée en matière de ce que les Grecs appelaient l'hubris : folie et démesure. Car Ajax, qui a bien prêté serment pour aller décimer Troie, mais qui n'est pas soumis en temps normal à Agamemnon, car il n'est pas de son peuple (tout comme Achille, d'ailleurs, l'armée grecque à Troie étant une coalition de différentes armées issues de différents peuples liés par une culture commune), a décidé d'aller buter Agamemnon, Ménélas, Ulysse et un certain nombre de leurs camarades par vengeance. Intervient Athéna, l'éternelle protectrice d'Ulysse, qui sème la confusion dans l'esprit d'Ajax, ce qui le mène, perdu dans une illusion à laquelle il lui est impossible d'échapper, à prendre des animaux domestiques pour ceux qu'il veut assassiner, et donc à perpétrer un massacre sur de pauvres bœufs et autres animaux qui n'en demandaient pas tant (oui parce qu'Athéna, le respect des animaux, c'est pas trop son truc, ce qu’elle aime surtout c'est les tuer à la chasse). Levée du sort, Athéna toute contente d'elle parle de son petit tour de passe-passe à Ulysse, qui apprécie assez moyennement la plaisanterie (parce qu'elle, elle trouve ça extrêmement drôle. Humour de déesse, j'imagine.) Ajax apprécie encore moins l'humour divin, une fois délivré de l'illusion : il a perdu son honneur de de guerrier, c'est-à-dire ce qui est le plus important pour lui. À partir de là, il va lui falloir agir de façon à retrouver son honneur perdu : si vous êtes amateur de films de samouraïs, vous voyez sans problème de quoi je veux parler.


Je vais m'intéresser à la construction de la pièce avant d'aborder la question épineuse de son sujet, même si l'une ne va pas sans l'autre. Cette pièce est une tuerie dans tous les sens du terme. Elle joue sur la dualité du héros et des autres personnages comme Tecmesse, son épouse, et le chœur, l'un étant porté par une résolution inébranlable, bien qu'en apparence malléable, les autres étant partisans de compromis avec les Atrides, ce qu'Ajax ne peut supporter. Elle joue sur les humeurs changeantes des personnages secondaires et du chœur, les lamentations, les interrogations, les manifestations d'allégresse se succédant au gré des retournements de situations savamment dosés ; l'arrivée de Teucros, frère d'Ajax, poussant la chose à son paroxysme. Là, évidemment, on ne peut qu'imaginer ce que donnait la pièce sur scène à l’époque de Sophocle, avec les parties plus ou moins chantées du chœur et du coryphée et leurs mouvements chorégraphiés - et forcément, on est un rien frustré. La pièce joue aussi sur le goût immodéré des Grecs pour les débats publics et les joutes verbales, la confrontation en deux parties de Teucros avec les Atrides, d'abord avec Ménélas (qui repart la queue entre les jambes), puis avec Agamemnon, en constituant l'acmé. Je dois dire que c'est là que j'ai pris le plus de plaisir, dans ce jeu verbal qui amène les personnages à se traiter de sale esclave bâtard (ça c'est pour Teucros), de gros incompétent qui ne sert à rien (Ménélas), d’insupportable fanfaron qui n'est même pas un véritable chef (Agamemnon), et j'en passe. J'ai particulièrement adoré le "Je ne te dirai qu'un mot : cet homme ne sera pas enseveli !" par Ménélas, auquel répond le "Apprends-le à ton tour : il sera enseveli !" de Teucros, Ménélas s'en sortant finalement assez mal, comme je l'ai déjà dit. Chose étonnante, cette confrontation sera finalement arbitrée de la façon la plus sage par le personnage qu'on n'attend pas dans ce rôle : Ulysse, qui mettra un terme à l’entêtement insensé d'Agamemnon concernant les funérailles d'Ajax.


Alors, cette tragédie est-elle celle de l'hubris ? Apparemment oui, puisqu'il est clairement dit qu'Ajax a carrément ri au nez de son père et des dieux en affirmant qu'il s'en sortirait bien tout seul à Troie et que l’intervention divine serait bien plus nécessaire à d'autres qu'à lui. De là, on comprend qu'Athéna, peu encline à la patience (comme quasiment tous les dieux grecs, il me semble), mais aussi chargée de modérer l'hubris des humains, soit entrée en guerre contre Ajax. Mais cela signifie aussi, et c'est répété par moult personnages dans la pièce, que la folie d'Ajax après l'attribution des armes d'Achille n'est pas uniquement de son fait, que les dieux y ont mis leur grain de sel - ou plutôt, une bonne grosse dose de sel -, et, par conséquent, que les humains sont soumis à une volonté divine qui ne leur est pas accessible, à laquelle il leur est impossible d'échapper, mais contre laquelle ils luttent malgré tout - et c'est un leitmotiv chez Sophocle que le héros qui cherche à tracer sa voie malgré tout, à effectuer un choix, même funeste, mais qui lui soit propre et non dicté par d'autres entités : ici, avec Ajax, en se suicidant pour retrouver l'honneur perdu du guerrier.


Enfin, on pourrait conclure sur un questionnement que génère cette tragédie, et qui fut, je pense, celui de Sophocle et de certains de ses contemporains : à quoi bon une guerre qui ne laisse que des victimes derrière elle, vainqueurs ou vaincus, qui oppose les Grecs aux Grec aussi bien que les Grecs aux Troyens, qui détruit un peuple aussi bien qu'elle détruit des individus, de n’importe quel bord, qui n'est que désastre collectif et individuel ?

Cthulie-la-Mignonne
8

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Créée

le 22 mars 2019

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