Chaque fois que je tombais par hasard sur ce titre, il me semblait que sa lecture m'ennuierait : je n’ai jamais raffolé de la mer en poésie et, ayant désormais une inclination pour la part de blanc et de silence cultivée parmi les vers, les plages de versets ou de prose me décourageaient, puis je me méfiais des exclamations lyriques.
Lors de ma lecture d’Amers, j’étais réconciliée avec tout cela.
De toute façon je me trompais, ce n’est pas un poème sur la mer.
Assimilant des éléments propres à la tragédie grecque ou encore à l’ode antique, la structure générale du long poème d’Amers sert à la répartition des voix des différents acteurs qui affluent jusqu’au littoral comme sur une scène : Poète, Poétesse, Maître d’astres et de navigation, Tragédiennes… Un temps de parole plus durable est offert aux deux Amants se répondant l'un à l'autre dans “Étroits sont les vaisseaux”, ce qui donne lieu au sein du poème à un long échange à l’érotisme inattendu et heureux, registre harmonieusement accordé avec la thématique et le ton général. Si nous assistons ainsi à la formation vivante d’un théâtre où prend naissance une célébration de la mer premièrement invoquée comme en un hymne, Amers n’est pas réductible à un éloge et prend rapidement une autre dimension.
Échappant constamment au cadre rigide d’une représentation bien définie, la mer semble, davantage qu'en être l'objet, habiter le tableau mouvant, en perpétuel éclatement du poème ; on ne l’assigne jamais longtemps à une image qui ferait un poids, une couche de peinture trop épaisse, de même que tous les référents filent les uns à la suite des autres dans un fourmillement, un miroitement toujours en mouvement, sans ancrage ni rade confortable. Seuls des parallélismes, des symétries et des reprises ici et là forment quelques plis dans la voile au vent qui se redéploie aussitôt, lui conférant ce qu’il faut d’accroche agréable.
Moins décrite qu’inscrite en tout, la mer est un souffle commun qui anime les êtres, et chaque élément, même prosaïque, semble participer de ce mystère, d’un espace-temps où s’épousent si naturellement le réel et le fabuleux. La fréquence élevée de l'usage du mot “mer” tout au long du poème se couple ainsi étrangement avec l’impression d’une circonlocution vibrante autour du lieu marin : les strophes, comme nombre d’amers qui ont regard sur la mer, circonscrivent en un cercle ouvert le coeur fantomatique toujours frais, renouvelé, de cette célébration “oblique”. Ce poème est un grand large.
Avec cette mer à la fois omniprésente et insaisissable, c’est le déploiement en cours de la parole créatrice et célébrante qui imprime sa voie au poème. Du souci du poète de dire mieux qu’il n’a jamais été dit, le chant veut finir par se confondre avec son objet. La mer est textuelle, le texte a un mouvement de mer. L’impression d’universalité, de totalité, qui se dégage de l’hymne rejoint le génie de l’ensemble, perceptible dans la cohérence intelligente et sensible en plus que (chrono)logique qui lie ses parties.
Alliant concision de l’expression et ampleur de sa portée, avec un lyrisme décomplexant, brassant un univers sans céder à la dispersion, Amers célèbre la vie, la poésie, l’amour sous forme d’un drame riche et enthousiasmant. Ce n’est pas un poème sur la mer, c’est plus qu’un poème adressé à la mer. C’est un grand poème de mer.