« Seuls l’amour et l’art rendent l’existence tolérable »
Jane Fowler, veuve depuis des années, n’avait jamais été une beauté, et ses tenues, d’une élégance d’un autre âge, soulignaient, avec un naturel désarmant, des rondeurs qu’elle ne cherchait pas à gommer, outre les 55 ans bien sonnés qu’on lui donnait quand elle en avait 5 de moins.
Elle arborait ce jour là « une longue robe noire, largement étalée, comme gonflée par de nombreux jupons », laquelle, associée à la voilette de dentelle noire courant de son volumineux chapeau de paille assorti, jusqu’à ses épaules, renforçaient, pour quiconque la voyait, l'impression de corpulence et de chic suranné.
Marion Tower, sa contemporaine et exquise belle-sœur qui avouait, elle, 40 printemps, véritable petit bijou de sophistication et de raffinement, se plaisait à répéter d’un air tour à tour attendri et condescendant : «Jane Fowler est ma croix mais elle a un cœur d’or ! »
Et de citer, pour illustrer ses dires, force cache-théières, napperons et chemins de table faits main, dont elle héritait, et qui se retrouvaient chaque fois, comme un fait exprès, irrémédiablement brûlés.
Mais c’était sans compter sur la patience d’ange et la dextérité de Jane, trop heureuse de les remplacer derechef, au grand dam d’une Marion éplorée à la vue des hideux accessoires qui défiguraient sa théière en argent de style géorgien et ses tasses en vieux Worcester.
Alors, quand la douce veuve annonça son prochain remariage à sa chère belle-sœur, Mrs Tower, folle de curiosité, lança des invitations à dîner urbi et orbi, brûlant de connaître l’heureux élu que Jane appelait, d’un air énamouré,
son « petit fiancé », les yeux pétillant derrière ses grosses lunettes cerclées d’or.
Les suppositions allaient bon train, et Marion, devant le trouble évident de cette promise un peu sur le retour, refoulait à grand peine une forte envie de rire , faisant des gorges chaudes de ce Gilbert, architecte de son état :
-Oh, je l’imagine très bien. Très gros, massif, le crâne chauve et une énorme chaîne en or barrant son énorme panse. Le visage large et lourd, les joues rouges et imberbes et une voix de stentor.
Jane, elle, rayonnait, et derrière son éventail de plumes d’autruche noires, son cou, paré d’un collier de diamants à monture d’argent, jaillissait, lisse et d'une blancheur surprenante, son port de tête ne manquant pas d’une certaine noblesse.
Mrs Fowler, veuve respectable d’un riche industriel du Nord attendait
son «petit fiancé».
Un jeune homme fluet dans son smoking bien taillé, 24 ans tout au plus, cheveux blonds bouclés et yeux bleus, mine avenante, venait de faire son entrée, annoncé par le majordome, et à peine eût-il aperçu sa dulcinée tout de noir vêtue , que son visage s’illumina tandis qu’il s’avançait vers elle, les mains tendues et qu’elle lui offrait les siennes en retour, un sourire pudique sur les lèvres.
-Je vous présente mon petit fiancé, Gilbert Napier…
Vous savez Gilbert, Marion et moi étions à l’école ensemble.
On ne le croirait pas à nous voir toutes les deux à présent ? Mais il faut dire que j’ai eu une vie bien tranquille.
Marion, mortifiée d’être ainsi rappelée, en public qui plus est, à la réalité de ses cinquante ans, fulminait, en oubliant presque son amour-propre et son immuable savoir-vivre.
-Il y a bien sûr entre vous une certaine différence d’âge, dit-elle, avec un sourire contraint.
-27 ans, précisa Jane. Vous pensez que c’est trop ? Gilbert me dit que je suis encore jeune pour mon âge, mais il me demande de ne pas avouer plus de 49 ans dans son intérêt, ajouta-t-elle avec une touchante ingénuité.
Il ne s’agit là, on l’aura compris, que d’une petite mise en bouche, laquelle suscitera peut être, l’envie d’en savoir davantage sur « une vieille fille, soi- disant coincée et bigote » en gardant toujours à l’esprit qu’on ne saurait se fier aux apparences.
Un premier récit, intitulé « Jane », qui m’a immédiatement séduite par le regard indulgent et caustique à la fois, que Somerset Maugham pose sur son héroïne, saupoudrant son récit d’un humour léger, tout en finesse et très « british ».
Les nouvelles, hormis la dernière, sont narrées à la première personne, ce qui leur confère un vrai charme : l’auteur, partie prenante du récit, pouvant intervenir de façon subtile et jubilatoire dans le déroulement de l’intrigue, comme ici, où sa complicité de longue date avec Mrs Tower en fait le témoin privilégié de cette histoire d’amour hors normes, où nous le découvrons tour à tour, confident, médiateur ou simple narrateur.
Des amours singulières, thème commun à chaque récit, qui se caractérisent par une écriture fluide, simple et claire, mettant en scène des personnages rivalisant d’originalité que Maugham détaille, non sans tendresse , sur un ton amusé mais fondamentalement bienveillant, témoignant d’une généreuse compassion qui rend ses Nouvelles on ne peut plus attachantes.
Après Le Fil du rasoir et Mrs Craddock lus précédemment, un nouveau coup de cœur pour cet auteur libre, qui allie humour et lucidité avec une rare élégance.