Le titre du roman Anna Karénine (deuxième des trois gros pavés littéraires de Tolstoï, quatre même si on compte son Journal, qui est sans doute son œuvre la plus importante) est trompeur. Il pourrait faire croire qu’Anna est le personnage principal d’un roman qui tournerait autour de son histoire d’adultère. Quelqu’un qui partirait sur cette idée ne pourrait qu’être déçu par les longues pages qui ne concernent pas la jeune femme et sa liaison avec Vronski.
La première chose à considérer est donc que, dans ce roman, il y a quatre couples. Dans l’ordre d’apparition :
1°) Stépane Arcadievitch Oblonski et sa femme Darie (dite Dolly) Alexandrovna. Lorsque commence le roman, Stépane se réveille sur le canapé, honteux d’avoir été chopé alors qu’il trompait sa femme avec l’institutrice française de leurs enfants. Petit noble entré dans la bureaucratie grâce à son beau-frère, il est constamment au bord de la ruine et le ménage ne doit sa survie qu’aux propriétés dont Darie a héritées. Inconséquent et un peu puéril, Stépane Arcadievtich aime avant tout briller en société ; son bon vivant, son entrain, son sens de la conversation font de lui un convive recherché. Quant à son épouse, elle représente le bon sens et le pragmatisme, ainsi que le dévouement à la famille. Si elle ne quitte pas son mari après avoir découvert son infidélité, c’est d’abord parce qu’elle l’aime sincèrement, mais surtout pour protéger les enfants d’une situation qui serait, pour eux intenables (et l’on voit comment Tolstoï a, dès les premières pages de son roman, déjà implanté quelques uns des thèmes majeurs qui seront développés dans les quelques 900 pages suivantes).
2°) Alexis Alexandrovitch Karénine et sa femme Anna Arcadievna. Sœur de Stépane Arcadievitch, Anna a été mariée dès son plus jeune âge à un homme bien plus âgé, qu’elle respecte mais qu’elle n’a jamais aimé. Depuis, elle voue sa vie à être la plus honorable des épouses, tellement irréprochable que, comme tous ceux qui font le bien, elle attire la jalousie dans la bonne société pétersbourgeoise qu’elle fréquente de temps en temps. Son mari est un très haut fonctionnaire travaillant au gouvernement ; il consacre tout son temps à son travail. Strict, il mène une vie réglée au millimètre, dont il ne s’écarte jamais.
3°) Konstantin Dmitrievitch Levine et Ekaterina (dite Kitty) Alexandrovna (sœur de Darie Alexandrovna). S’il fallait définir un personnage principal au roman, ce serait sans doute Levine. C’est, en tout cas, le protagoniste dans lequel Tolstoï s’est projeté, au point de lui construire un nom issu de son propre prénom (Lev Tostoï = Levine). Comme l’écrivain, Levine est un noble qui a abandonné la fréquentation des cercles mondains des « deux capitales » pour se replier sur son domaine à la campagne. Comme l’écrivain, Levine est un homme assailli par de constants doutes, une remise en question permanente et de terribles angoisses. Les épisodes d’inspiration autobiographique sont nombreux, à commencer par cette scène centrale de la mort du frère, où les questionnements sur la religion.
4°) Alexis Kirillovitch Vronski et Anna Arcadievna Karenina. C’est l’exemple de la passion qui emporte tout sur son passage, la passion qui court-circuite la raison, la passion qui nous fait abandonner du jour au lendemain une vie respectable que l’on a mis des années à construire patiemment, brique à brique. La passion qui met au ban de la société, d’autant plus que nombreuses étaient les femmes jalouses d’Anna qui vont se venger dans leur attitude.
La liaison adultère qu’entreprend Anna n’est certes pas unique dans son milieu social (il y en a d’autres exemples dans le roman). L’erreur d’Anna est qu’en suivant Vronski elle abandonne tout, son mari, sa situation sociale plus qu’enviable, ses relations mondaines et même son fils, que pourtant elle aimait tant. Pire : comme enivrée d’une liberté qu’elle semble enfin découvrir, elle se plaît à ne rien respecter, surtout pas les interdictions imposées par son mari.
Ce qui lui sera aussi reprocher, c’est d’entraîner Vronski sur son passage (car pour la société, cela ne fera aucun doute : elle est responsable de tout). Et, de fait, pour elle, Vronski refusera des avancements de grade, puis quittera carrément son métier. A cause d’elle, il sera lui aussi chassé de la bonne société pétersbourgeoise. Pire : puisque finalement elle ne veut pas divorcer, alors l’enfant qui naît de son union avec Vronski porte le nom de Karénine, et Vronski n’a aucun droit sur lui.
Quatre couples. Sept personnages principaux, plus une flopée de personnages secondaires. Anna Karénine est un grand roman, absolument passionnant. Comme Guerre et Paix, il se veut un roman philosophique et social, la description de cette aristocratie que Tolstoï connaît si bien pour en faire partie. Si le grand roman de l’épopée napoléonienne, écrit dix ans plus tôt, arrivait à la conclusion d’une incapacité de l’aristocratie à diriger efficacement l’Etat, Anna Karénine, rédigé au milieu des années 1870, est plus contrasté dans ses conclusions. Si l’aristocratie a une chance devant elle, c’est en s’associant au peuple. Une fois de plus, Tolstoï nous dit que le peuple possède une sagesse innée, naturelle, dont les dirigeants ne savent pas assez s’inspirer. En pleine crise morale (équivalente à celle qu’avait traversée l’écrivain lui-même lors de ce que l’on appelle la Nuit d’Arzamas »), Levine trouve la lumière en se fiant aux propos d’un de ses paysans. La vérité (aussi bien au sens philosophique que pragmatique, « la vraie vie » pourrait-on dire) réside dans la simplicité d’une vie proche de la nature et d’un travail honnête auquel on consacre toutes ses forces.
Roman sur l’amour, sur le mariage et la famille, sur l’organisation sociale et les rapports entre les classes sociales, sur la paysannerie et les réformes agraires, sur le travail, sur la politique, sur la différence entre les théories et le travail sur le terrain, sur les liens entre l’individu et la famille, entre l’individu et la société, sur la religion et finalement sur la mort, Anna Karénine embrasse la vie entière. Il a un aspect proprement universel.
Très empreint de religiosité, Tolstoï n’approuve pas le comportement d’Anna. Sa conception sur la place des femmes est très conservatrice. Mais cela ne l’empêche pas d’aimer et de plaindre sincèrement ses personnages. Chaque personnage a une profondeur psychologique impressionnante et Tolstoï décrit avec finesse et précision la moindre de leurs pensées, leurs contradictions ou leurs interrogations.
C’est la géographie qui structure le roman Anna Karénine. L’œuvre de Tolstoï se déroule dans trois lieux différents qui s’opposent : les « deux capitales » (la capitale contemporaine à l’écriture du roman, c’est-à-dire Saint-Pétersbourg, et « l’ancienne capitale » Moscou) et la propriété de Lévine à la campagne. Chacun de ces lieux est lié à un type d’action, de comportement. Ainsi Levine, qui vit de façon si saine à la campagne, se surprend, lors de son séjour à Moscou, non seulement à dépenser en futilités des sommes folles qu’il jugerait indécentes chez lui, mais aussi à fréquenter des personnes qu’il estimerait inconvenant, indécent de fréquenter en temps normal. Mais l’ambiance de Moscou l’incite à s’éloigner de ce qu’il juge être sa vraie nature morale et à entrer dans un monde qui ne lui correspond pas. Ceci entraîne immédiatement une dispute avec sa femme Kitty, qui a peur de perdre son mari dans ce milieu qu’elle redoute tant.
A l’inverse, Stépane trouve Moscou trop sage par rapport à Saint-Pétersbourg. Il trouve que, dans la capitale impériale, la vie mondaine lui correspond mieux, que c’est plus vivant, plus passionnant, que cela est à la hauteur de son talent. Au contraire, il pense qu’à Moscou il s’endort, tout lui paraît petit, mesquin, soporifique.
Il est, bien entendu, possible de dire encore énormément de choses sur ce roman long, dense et foisonnant. Les sujets qu’il aborde sont nombreux, et Tolstoï ne sombre jamais dans la facilité. Certaines scènes sont d’une grande force poétique, d’autres sont tellement criantes de vérité qu’on semble s’en souvenir comme si elles nous étaient arrivées personnellement. Tout démontre que Tolstoï était alors dans une parfaite maîtrise littéraire et dans une lucidité extraordinaire sur lui-même et sur le monde qui l’entourait.
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