Ce que l'on retient de cette grande fresque, c'est la destinée croisée des deux personnages principaux, tous deux en quête de quelque chose de grand, de quelque chose qui les dépasse, quoique ladite quête ait un aboutissement différent. Levine le tourmenté, qui goûte fort l'Arbeitskur - mot sublime ! - parvient par là-même à s'élever spirituellement ; et aussi après avoir potassé tous les livres imaginables pour répondre aux grandes questions qu'il se pose sur son existence et sur Dieu (sans succès, puisque l'on ne parvient pas à ces connaissances par la raison, comme il le dit dans le roman, mais par l'acte, par la mise en mouvement, la mise en action, de son être).
Anna, qui ne se préoccupait que d'amour - et donc de sa "panse", pour utiliser l'analogie formulée par Levine à la fin du livre -, c'est à dire de ses appétits, finit dévastée, parce que droguée, oisive, figurante de sa propre vie. Au final, elle se jette sous un train, ironie de l'histoire quand on comprend que c'est par stagnation, flottement, par immobilisme qu'elle commet cet acte, le premier et le dernier qu'elle commit réellement dans sa vie. Je trouve qu'il y a d'ailleurs une résonance de cette notion chez le héros du Feu follet de Drieu la Rochelle, héros qui, consciemment dans son cas, envisage le suicide comme un acte, le pistolet comme un objet qui paradoxalement le relie à la terre.
S'opère alors une dichotomie essentielle entre d'un côté une femme qui s'anéantit par oisiveté, échouant à la transcendance, et d'un autre côté un homme qui s'épanouit dans l'action, trouvant une excitation spirituelle dans le (pas si) simple fauchage des foins, dans la sueur de son front. Sublime personnage, pétri d'amour, tiraillé de doute, empli de coeur, et dont le point d'orgue de l'évolution est l'établissement dans une situation normale, ou du moins dans une vie pleinement assumée ; en un mot comme en cent : épanouie ; c'est à dire dans une vie la plus proche possible de celle du peuple qu'il aime, côtoie, et admire, entre autres pour cette raison-là.
Je n'ai lu que ce livre de Tolstoï, mais il suffit à le faire entrer dans mon panthéon d'écrivains personnels. J'ajoute que les pas si nombreuses digressions apparentes que sont les scènes de chasse, et surtout les scènes de travaux agricoles, sont délicieuses, contrairement à ce que j'ai pu lire dans certaines critiques, parce qu'elles apportent un véritable assaisonnement réaliste au récit et aux personnages, et donc à notre immersion.