Anthracite
6.3
Anthracite

livre de Cédric Gras (2016)

Le Donbass, une décennie plus tôt

Lire Anthracite en 2025 n'a pas tout à fait la même signification ni la même portée qu'en 2016, à sa sortie. Sous un autre angle, disons que cette lecture ne revêtait pas la même importance à une époque où le conflit entre Ukraine et Russie ne faisait pas partie de l'actualité quotidienne, où la guerre du Donbass commencée en 2014 avait un sens aussi relatif que la révolution de Maïdan, et où tout le monde n'avait pas une opinion sur le séparatisme pro-russe dans les oblasts de Donetsk et de Lougansk. D'ailleurs, très peu de monde connaissait la définition d'un oblast...


Forcément, après trois ans de guerre qui oppose clairement les factions ukrainienne et russe (qui elle-même fait suite à huit années de guerre civile aux contours beaucoup moins clairs), on ne porte pas le même regard sur le conflit. On est devenu familier avec tout un vocabulaire géographique local, on sait placer la Crimée et la mer d'Azov sur une carte, et on a une idée un peu plus claire des enjeux géopolitiques majeurs qui se jouent sur cette partie du territoire à l'est de l'Europe.


Avec le recul, le roman de Cédric Gras est une mine d'informations assez fascinante, sans qu'il s'agisse d'un travail documentaire, et le fait que l'auteur ait passé le plus clair de son temps en Russie et en Ukraine depuis 2005 n'y est absolument pas étranger. On imagine aisément la composante semi-autobiographique dans Anthracite, devant la précision de la langue pour décrire ces paysages parsemés de corons et de terrils, plongés dans cette couleur grise omniprésente. Le Donbass, à la différence du reste de l'Ukraine, est un territoire marqué par l'industrie du charbon, et Gras le fait ressentir régulièrement, pour ne pas dire constamment, à la faveur de ce road-trip périlleux entre amis qui sillonnent les champs de bataille d'une guerre civile source d'incompréhension, de malentendus, de quiproquos, et de confusions plus ou moins volontairement entretenues.


L'histoire démarre avec un geste mi-comique mi-tragique — une constante du livre d'ailleurs, ce ton décalé très bien maîtrisé pour marquer le caractère surréaliste de certains événements qui surviennent dans le contexte d'une telle guerre, fratricide —, celui de Vladlen, le protagoniste chef d'orchestre qui décide un peu sur un coup de tête de faire jouer l'hymne national ukrainien... devant un parterre de séparatistes chauffés à blanc, en pleine commémoration de ce qu'ils appellent la libération du Donbass. Point de départ burlesque d'une fuite qui durera tout le long de l'intrigue, et dans laquelle il sera rapidement rejoint par son ami d'enfance, Émile, situé à l'opposé sur le plan professionnel (il travaille dans le charbon) que politique (son cœur penche davantage du côté des indépendantistes pro-russes).


Et c'est là une qualité maîtresse du bouquin, le dialogue passionnant entre deux pôles opposés sur le terrain du Donbass, à une époque où les simplifications manichéennes n'avaient pas cours. Ce n'était pas le conflit entre les gentils et les méchants, ni les nazis contre les soviétiques, ni les progressistes europhiles capitalo-compatibles contre les néo-staliniens poutinophiles crypto-hitlériens. L'immersion dans ce climat conflictuel, industriel, hautement incertain, se fait en termes presque documentaires et vient agréablement compléter la partie fictionnelle du récit — les deux hommes parcourent le Donbass de long en large à la recherche de leurs dulcinées respectives, sans vraiment savoir où chacun ira ensuite (à l'est ou à l'ouest ?).


Anthracite participe à la peinture partielle d'une nuance littéralement inaccessible à une âme qui n'aurait pas été façonnée par l'Église orthodoxe et les traditions issues de la culture slave. Il décrit comment chaque camp est composé de personnes qui cherchent à survivre dans les meilleures conditions, avec des passés et des passifs très différents (d'un côté on déboulonnait des statues pendant que de l'autre un empire était ravivé, grosso modo), et des gros salauds qui surgissent de temps en temps à l'image d'oligarques qui cherchent à tirer profit de la guerre. Ceux qui regrettent l'époque où l'Ukraine faisait partie de l'URSS, et qui rêvent de la restauration d'un ordre ancien mêlant étonnamment fortes croyances religieuses et fascination pour le communisme. Ceux qui défendent la souveraineté d'une nation menacée, dont l'ouverture à l'ouest marque à chaque manifestation une nouvelle offense pour ses opposants. La description des territoires changeant de couleur au gré des escarmouches, les héros libérateurs étant acclamés d'un côté avant de l'être de l'autre côté après une énième contre-attaque, est pour moi probablement la dimension la plus fascinante du roman. Au milieu de cet immense bordel, au milieu des ballets incessants des milices ennemies, autour d'une ligne de front jamais claire, les pérégrinations des deux hommes captées dans une singulière neutralité de point de vue alimentent une tragicomédie qui se joue sur un échiquier géant, de la taille d'un territoire ukrainien.


https://www.je-mattarde.com/index.php?post/Anthracite-de-Cedric-Gras-2016

Morrinson
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il y a 3 jours

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