Antoine Bloyé
7.9
Antoine Bloyé

livre de Paul Nizan (1933)

Quel plaisir de lire et de relire Nizan ! Il y a tout ce qu'on y cherche, mais on reste frappé par la puissance des tableaux, ces marques d'ironie cruelles et les tensions qu'il nous fait apparaître dans le destin (la modeste ascension) de son personnage.

Les premiers chapitres ne sont pas les plus passionnants. Ils ont un usage avant tout descriptif : de la mort d'Antoine, de la vie de ses parents, de son enfance, du changement de régime. Ils nous donnent une image de la dureté de ces vies et de la chaîne qui lie les générations. Les douleurs universelles et celles qui sont propres à chaque temps et chaque conditions.

Antoine, qui est né en 1864, bénéficie de ce changement de régime, et du besoin de la IIIe République de promouvoir une élite de prolétaires, désignés enfants, par leurs maîtres. Adolescent, il fait les arts et métiers, qui lui ouvrent les portes du monde ouvrier, à une position dure, mais confortable. Sa jeunesse est acharnée de travail, mais subsiste en elle des touches d'espoir, où l'on traîne entre amis, et où survient une lueur nommée Marcelle. Seulement la jeunesse n’a qu’un temps et le besoin de se faire une condition, de fonder un ménage bourgeois devient irrésistible. Antoine sent pourtant le piège et Nizan appui sur cette douleur


“ Il pensait à Marcelle, se sentant coupable : et sans doute il l’était, il sentait que le mariage couperait tous les liens avec les gens de son espèce, ce serait sa première ascension sociale, sa première mutilation. Son déclassement… Tous les déclassements ne se font point par en bas.”


La tension qui apparaît à ce moment du livre va rester à l'œuvre jusqu’à la fin. Les thèmes de la complicité, de la traîtrise, de la solitude et de la fausseté bourgeoise face à la franche bonhomie et la puissance du monde prolétaire coalisé. Antoine peut s’oublier des années dans une illusion de bonheur, de confort, de propriétaire, de membre d’une communauté bourgeoise d’une petite ville de province. Sa conscience se rappelle à lui en des instants-clés. Elle lui dit qu’il n’est pas heureux, qu’il perd sa vie, qu’il est un homme seul.

Ainsi, la mort d’une enfant, la naissance d’un autre, une grande grève, et jusqu’à son renvoi de son poste de chef d’atelier sont l’occasion de sortir de ses illusions et de vivre pleinement sa condition. Son renvoi, stop brutal à son ascension sociale, est la marche vers la décadence. Une cérémonie est faite en son honneur, pour féliciter le bon et magnanime chef qui a su se faire apprécier de tous, et traiter ses hommes avec respect. Seulement, cette complaisance et l’absence des fortes têtes à ce ridicule hommage, entraîne Antoine dans une profuse rumination. Une rumination de vieil homme, invisible, inutile et sans marque sur le monde. Tout cela il le restera jusqu’à son trépas.


J’aurais pu nommer cette critique “Antoine broyé par le capitalisme”, c’est bien de ça dont il est question. Nizan détaille avec une grande cruauté (l’histoire est celle de son père, il faut le rappeler) une ascension qui est une mutilation. Croire dans les promesses de la bourgeoisie, se démarquer et se distancier de ses semblables, n’est pas perçu comme un chemin vers la réalisation de soi. Ici, cette issue individuelle, est perçue comme une fausse promesse de la classe bourgeoise, pour renforcer l’ordre social qu’elle a façonné. Donner des miettes du banquet à des prolétaires pour que rien ne change.

Cabeleira
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