Appel d'air
7.6
Appel d'air

livre de Annie Le Brun (1988)

Cet opuscule initialement publié en 1988 et réédité en 2011 est rédigé das une langue aussi élégante qu'exigeante, Annie Lebrun s'adonnant la métaphore avec une aisance remarquable, sans jamais sacrifier au fond de sa pensée. Si certains passage peuvent parfois sembler abscons, le message général semble être un appel à l'irrévérence, une ode à la liberté loin d'être convenue, une réhabilitation de la poésie et de l'utopie qui donnent sens "en donnant forme à ce qui n'en avait pas". La langue de la poétesse étant si agréable et si singulière, je me permettrait de la citer le plus souvent possible.


Dans ce bref ouvrage, à mi-chemin entre le manifeste et le pamphlet, Annie Lebrun, proche du mouvement surréaliste, dénonce ce qu'elle qualifie de "vaste mouvement de repli sur le réel". Elle regrette que la littérature se soit confinée à la description clinique du monde tel qu'il est (ou prétend être), limitant le domaine sensible "à l'espace tabou de l'esthétique". Le surréalisme, rappelle-t-elle, a transcendé le domaine du sensible et accordé à la poésie un rôle qui ne lui avait jamais encore été reconnu : "en reconnaissant dans la poésie le plus haut degré de conscience, en usant absolument du critère poétique, (...) c'est l'idée même de réalité qui est attaquée dans sa prétention tautologique, pour dévoiler le peu de réalité de ce qui est tenu pour réel".


En abandonnant le pouvoir de l'image poétique, la littérature a laissé le monde publicitaire envahir ce champ pour mieux l’instrumentaliser à des fins mercantile. Cet remplacement de l'image des mots par l'image visuelle constitue un rétrécissement considérable du champ de l'imagination humaine aux yeux de l'écrivaine, prompte à dénoncer "la superficialité sans alternative de l'image visuelle". Ce qui semble la troubler, au-delà de l'ennui généré par ces nouvelles productions artistiques et publicitaires, c'est la naissance d'un monde postmoderne dépassionné qui ne trouve "plus motif à s'enthousiasmer ou à se révolter". C'est paradoxalement du côté de la science qu'Annie Le Brun va chercher de l'espoir. La science qui, comme la poésie, possède une "violence critique" qui porte "non sur les choses, (...) mais sur les innombrables façons aussi approximatives que dogmatiques de concevoir le monde", ajoutant que ces deux domaines "travaillent, par les moyens les plus opposés, à faire apparaît les êtres et les choses libres de leurs entraves conceptuelles, idéologiques ou morales, c'est-à-dire commencent à leur rendre, métaphoriquement et théoriquement, la richesse et la complexité de leur rapport au reste du monde".


En à peine plus d'une centaine de pages, elle pourfend les adeptes du réalisme, appelle à briser "les garde-fous de la forme littéraire", à honnir le conformisme, à "écrire par effraction", à "inventer le temps. Un temps qui ne nie pas la mort mais recèle le pouvoir de l'affronter". A grand renfort d'extraits, de citations et d'anecdotes, elle réhabilite des poètes occultés pour leur œuvre sulfureuse : Lautréamont, Sade, Péret, Tristan Corbière ou encore Ossip Mandelstam, envoyé au goulag pour son épigramme contre Staline. Et de citer l'épouse de Mandelstam qui déclarait que "si on tuait des gens à cause de la poésie, c'est qu'on la respectait et qu'on l'honorait, qu'on la craignait, et qu'elle représentait une force". La condamnation du poète russe Artyom Kamardin en décembre 2023 pour avoir récité des vers anti-guerre en Ukraine laisse à penser que la caractère subversif de la poésie n'a pas encore totalement disparu.


La poésie n'est pas intrinsèque au monde. Elle n'est pas naturellement contenue dans les choses ou dans les mots, elle doit être mise au monde par l'homme pour "mieux supporter la réalité (...) Elle est dans ce que deviennent les mots atteignant l'âme humaine, quand ils ont transformé le coucher de soleil ou l'aurore, la tristesse ou la joie. Elle est dans cette transformation opérée sur les choses par la vertu des mots et les réactions qu'ils ont les uns avec les autres dans leurs arrangements - se répercutant dans l'esprit et la sensibilité". Annie Lebrun nous invite à renouer avec la poésie, ses images, sa liberté, sa puissance subversive. Dans une société morose et conformiste, en quête de rationalité, de fades descriptions et d'immédiateté, "nous avons oublié que, n'étant tenue par rien, la poésie possède depuis toujours le dangereux privilège d'aller vers ce qui échappe aux autres façons de penser".

ZachJones
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le 9 mai 2024

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