"Après beaucoup d’années" est un recueil de 1994 de Philippe Jaccottet, cueilli sur les quais de Seine par un dimanche de printemps.

En cette époque de ruines et d’anéantissement, où l’avenir est obscur et la vue bouchée, le regard autre de Philippe Jaccottet est resté intact, sur les chemins de cette écriture sans mensonges imprégnée de sensibilité, de nature et des textes anciens, parcours poétique où la modestie affleure. J’aime cette plume qui semble parfois tant se méfier d’elle-même, plume limpide de celui qui se voit comme un "dérisoire survivant".

Dans une interview, Philippe Jaccottet disait : "Mes poèmes sont toujours nés un peu tout seuls comme la chaleur dans une casserole d’eau qui produit des bulles. Presque paresseusement."

Les bulles poétiques éclatent avec le réveil de la nature, l’éblouissement du printemps qui ne rend pas aveugle mais bien, plus affûté, œil ouvert, esprit et plume déliés. La plume de Philippe Jaccottet est empreinte de délicatesse comme celle du grand Bashô, quand la terre et les fleurs côtoient le plus haut, quand le regard voit loin dans les choses si proches, quand le regard capture ce qui brûle dans la vie, ce qui est invisible, les émotions-racines de la nuit, et enfin les images de la vie enfuie.

Eaux de la Sauve, eaux du Lez (extrait) :
"On pourrait presque croire qu’elles rient, que leur hâte est façon de rire. Mais, pas plus que leur hâte n’est anxiété ou frénésie, leur rire ne serait insolent, ou simplement moqueur.
Elles auraient appris à rire, comme les chèvres, dans les rochers, la pierraille, à l’ombre des derniers aigles.

Si je me laissais aller, j’en ferai volontiers l’attelage scintillant du Temps.

Elles ont bondi, comme ce que l’on aurait tenu trop longtemps serré dans un poing de pierre ou de glace.

Messagères dépêchées des crêtes, petites-filles du long hiver, coursières trop longtemps bouclées dans leurs noires écuries de pierre.

Ce sont les eaux du Lez, en avril, au gué dit de Bramarel. On les regarde encore un instant avant de rentrer chez soi : brèves, et comme éternelles. Quand on se tourne vers l’ouest, on voit qu’elles s’évasent, qu’elles s’élargissent à la mesure du ciel, dont la lumière éblouit.

Eaux prodigues, et qui ne reviendront jamais sur leurs pas."
MarianneL
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le 22 avr. 2013

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