Dans l’Arcadie d’Emmanuelle Bayamack-Tam, les bergers et les bergères sont loin des canons de la beauté classique : peu de chances de les croiser chez Virgile ou chez Poussin. Ceux qui ont choisi de cultiver leur petit jardin, baptisé « Liberty House » et coincé à la frontière franco-italienne, sont plutôt cabossés, inadaptés, marginaux – électro sensibles, obèses, naturistes ou bipolaires.
Ce qui, dans cette communauté d’éclopés, n’empêche pas le désir de circuler, sous la férule d’Arcady, gourou qui prône l’amour libre et le végétarisme. C’est dans cet étrange écosystème (ne parlez pas de secte !), mise en scène avec autant de mordant que de tendresse, que s’épanouit la jeune Farah, quatorze ans au début du roman. Une jeune fille quelque peu tourmentée par une puberté qui n’a rien de précoce, bien au contraire.
Dans cette communauté abritée de la rumeur du monde, sérail néo-hippie en zone blanche, les certitudes vont peu à peu se fissurer. Farah en sera la première victime. Lorsque ses seins se rétractent, lorsque sa pilosité se développe, la question de sa féminité cesse d’être une évidence. Parallèlement, Liberty House doit faire face à l’irruption d’un migrant, mettant à rude épreuve l’idéologie libertaire et généreuse d’Arcady. L’éden ne se montrera guère accueillant… Pour Farah, la trahison de son père spirituel – et amant passionné, au passage – passe aussi mal que la trahison de son corps.
Intersexualité / intertextualité
Raconté à travers les yeux de Farah, le roman tourne alors au récit d’apprentissage. Et la tâche n’est pas simple : il s’agit de se construire une identité, de clarifier la question du genre, de se choisir une ligne de conduite morale. Cela ressemble fort à un mouvement de balancier : entre le masculin et le féminin, entre l’enfance protégée et la révolte émancipatrice, le pendule peu à peu se stabilise. Il est beau alors de voir comment Farah trouve son point d’équilibre, indéfini et courageux : ni fille ni garçon, ni dupe ni rebelle. Pour ce faire il y aura eu des drames, des détours et des doutes. De l’étonnement, aussi, et de la jouissance – beaucoup.
Une jouissance que la verve et l’humour d’Emmanuelle Bayamack-Tam communiquent aisément au lecteur. Le texte lui-même est hybride. Il mute constamment, multiplie les grands écarts lexicaux – de l’argot contemporain aux réécritures de classiques, du vocabulaire médical au lexique de la gastronomie piémontaise – toujours avec la même joie et la même précision. La force du livre est de sauter à pieds joints dans la fiction, de cultiver le fantasme et l’imaginaire sans renoncer à une certaine truculence, tout en se branchant directement sur les interrogations contemporaines.
Emmanuelle Bayamack-Tam trouve ainsi une voie originale, parfois féroce, pour évoquer les incertitudes de l’adolescence, les bégaiements du corps et, au fond, les hésitations de notre propre regard sur ceux dont l’audace fut de franchir une frontière – qu’elle sépare les genres ou les nations.