Armance
7.2
Armance

livre de Stendhal (1827)

Aux âmes faites pour sentir avec énergie

Premier roman de Stendhal (alias Henri Beyle), et première rencontre avec l'auteur pour ma part donc, on peut dire que je fais les choses dans les règles de l'art !
De l'auteur du célébrissime « Le rouge et le noir », je me faisais l'idée d'une écriture très « documentaire », attachée aux grands faits historiques et sociaux plutôt qu'aux affaires des petites gens et leurs états d'âme, combien je me suis trompée encore une fois... A travers les pages d' « Armance », il est surtout question de comprendre le personnage principal, (eh non, Octave, raté), de percer le mystère qui l'entoure au moyen justement de ce personnage qu'est Armance. Stendhal tente alors de se rapprocher au maximum des cœurs, et ceci afin de décrire les plus petites subtilités, les détails infimes qui font naître ou mourir la passion.

Voilà, vous pouvez donc vous figurez qu' « Armance » est le genre de roman dans lequel il ne se passe pas grand chose. C'est vrai, je le concède, mais uniquement d'après un regard externe alors. Heureusement pour nous, l'auteur adopte un point de vue omniscient et une écriture à la troisième personne qui nous permettent de jouer à Dieu et observer ce qui se passe entre ces deux êtres, un peu comme dans une expérience où ces individus symboliseraient un "couple lambda", représentation fidèle de ce que peut être le couple normal de l'époque. On essaie alors de lire entre les lignes de leurs monologues intérieurs, d'interpréter les gestes et de déceler les ficelles psychologiques afin de s'expliquer leurs comportements et leurs décisions. Ce qui fait en outre que Nietzsche, lui-même, ira jusqu'à dire que Stendhal est « le dernier des grands psychologues français », rien que ça.

Le problème, en centrant tout un récit sur la subjectivité d'un personnage, c'est qu'on prend le risque que le lecteur n'accroche pas avec celui-ci et rejette le livre en bloc. C'est d'ailleurs ce qui est arrivé au bouquin lors de sa sortie en 1826, alors jugé trop obscur et caricatural vis à vis des salons bourgeois du faubourg Saint Germain. Mais pour comprendre cette réaction excessive, un petit mot de présentation sur le héros s'impose. Il s'agit donc d'un certain Octave de Malivert, fils unique de marquis et jeune étudiant en polytechnique. Bel homme, plein d'esprit et bien éduqué, il est pourtant en proie à une inexplicable mélancolie, voire misanthropie, qui le font passer pour antipathique auprès des personnes distinguées. Ainsi, son unique amie et confidente se trouve être l'une de ses cousines par alliance, j'ai nommée Armance de Zohiloff.
C'est donc un personnage sombre, jetant un regard dur sur les mœurs de la bonne société et la vacuité de son existence, qui se révèle en fait prêt à tout pour conserver la pureté de son âme, y compris se refuser à l'amour. Alors forcément, le portrait de ce jeune homme à part, en totale contradiction avec la place à laquelle le contraint l'opinion publique, n'est pas pour faire honneur à la bourgeoise de l'époque....

Personnellement, c'est justement ce personnage qui m'a fait accrocher avec le livre. Stendhal en fait un portrait si finement tracé, un être tellement unique, qu'il est impossible au lecteur de ne pas prendre part à ses jugements.
D'ailleurs, tous les personnages gravitant autours de lui sont également bien construits. On imagine sans peine tout ce beau monde déambuler dans le Jardin des Tuileries ou se rendre au théâtre Italien. Stendhal a par ailleurs confié que tous ses personnages étaient esquissés d'après de vrais modèles, ce qui explique en partie la justesse de leur caractère.
En ce qui concerne les aspects du roman qui m'ont moins plut, je pense surtout à la manie de l'écrivain de faire irruption à certains moment dans le récit. Comme par exemple lorsqu'il coupe court aux échanges des protagonistes en expliquant que "le ton de l'intimité tolère des parenthèses à l'infini ... [qui] peuvent fort bien ennuyer un tiers", c'est dommage, cela nous remet à notre place, nous fait reprendre une certaine distance avec le texte. On sent surtout le manque de confiance d'un jeune auteur pourtant très prometteur et talentueux.
Certaines intrigues à la fin du roman m'ont également paru trop romanesques, pompeuses et pas forcément crédibles, mais après tout, ça n'est pas le plus important. On l'avais compris bien avant, l'intérêt du roman ne réside pas dans ses actions mais plutôt leur résonance à travers les personnages.

Un très beau roman psychologique en somme, mais pas que. Il serait vraiment dommage de ne le réduire qu'à cela, tant les thèmes, intérêts et qualités sont nombreux. Allant de la quête de soi, à la surprise par l'amour en passant par l'importance du mystère, du secret et du lien entre la personnalité publique et le moi profond, le tout situé dans une société du XIXème siècle aux mœurs parfaitement illustrées : "tristesse des jeunes gens, oisiveté des jeunes femmes cherchant une distraction dans le mysticisme et la philosophie. La haute société française est actuellement le repaire favori de l'ennui."...
Chacun pourra donc y trouver son compte, à condition d'être sensible à la confession d'un Stendhal qui, sous sa désinvolture apparente, parvient grâce à une sincérité déroutante et un romantisme douloureux à sans arrêt émouvoir.

*
"Ce fut l'un de ces instants rapides que le hasard accorde quelque fois, comme compensation de tant de maux, aux âmes faites pour sentir avec énergie. La vie se presse dans les cœurs, l'amour fait oublier tout ce qui n'est pas divin comme lui, et l'on vit plus en quelques instants que pendant de longues périodes."
Apprederis
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le 24 févr. 2014

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