Zola à East Oakland
Chronique vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=EvKKkYIwUfo&t=16sDès le début, le livre me fait penser à un Zola, pas dans le style, non il n’y a pas autant de méticulosité documentaire, mais...
le 30 août 2022
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Chronique vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=EvKKkYIwUfo&t=16s
Dès le début, le livre me fait penser à un Zola, pas dans le style, non il n’y a pas autant de méticulosité documentaire, mais dans le sens qu’on sent, qu’on palpe que ça va aller de mal en pis. C’est une peinture de la misère qui pourrait ressembler à la Goutte d’or du XIXème, un quartier où les ados et les enfants sont livrés à eux-mêmes, où les parents se sont dissous dans la drogue, la prison, où des boulots qui les pressent jusqu’à la dernière goutte, où on sent que le destin est sadique. Bref, on sait dès les premières pages que ça va mal finir.
D’ailleurs, le début s’ouvre sur une violence en sourdine « je me laisse bercer par le bus qui me balance d’avant en arrière comme le font les mamans avec leur bébé, j’imagine, quand elles ont encore assez de patience pour ne pas se mettre à les secouer », l’environnement dans lequel vit Kiara n’est pas décrit de manière neutre, mais menaçante.
Je trouve que ce livre rend bien la fin de l’adolescence, cet âge où on est paumé, et où d’un autre côté, on se voit comme un personnage romanesque (bon, là c’est le cas de le dire puisqu’elle en est un). Ce que je veux dire, c’est qu’après sa première passe, la manière dont elle regarde par le toit la ville devant elle, et que ça un côté étape initiatique et vision désabusée de la vie, c’est très réaliste.
On voit comment elle est dissociée dès le départ, et qu’elle essaie de rationnaliser : « c’est rien qu’un corps » se répète-t-elle plusieurs fois. Cette dissociation, c’est aussi celle de ses proches, qui profitent bien de l’argent qu’elle rapporte mais s’indigne qu’elle fasse le trottoir. Cet aspect-là m’a fait penser à un film marocain, où on voit exactement la même chose, Much Loved. Une des filles retourne dans son village pour donner l’argent, je me souviens plus exactement comment cela se passe, mais le souvenir que j’en ai c’est qu’on crache sur elle tout en mettant l’argent dans la poche.
Et ce livre parle d’intersectionnalité sans avoir des airs d’essais bavards ou mal camouflés. Il montre ce qu’est la double injustice d’être noire et d’être une femme. Fétichisée ou carrément invisibilisée parce que noire, inférieure à son frère parce que femme = on la sent la violence de celle qui doit être les épaules, le sérieux sur lequel repose la famille — combien de petites sœurs serrent les dents et marchent droit pour réparer les conneries de leur frère ?
Le titre Arpenter la nuit : « Il y a énormément de façons de marcher dans la rue et moi je suis juste une fille recouverte de chair. » met l’accent sur le fait de survivre, comme une proie dans l’obscurité, entourée de prédateurs. Certains parlent de choix quant à son nouveau « métier », le plus vieux du monde, je pense que c’est une erreur ; elle a le risque d’être délogée, et la responsabilité de son frère, de son petit voisin Trevor. Ce n’est pas un choix, c’est son seul moyen de survivre. D’ailleurs, à aucun moment il y a une réflexion qui la mène à ce « choix », sa première relation est un viol par surprise, le mec la paie, que faire se dit-elle, elle hésite à rendre les billets froissés, finalement les met dans sa poche. 200 balles. Le traquenard est refermé avant même qu’elle y ait posé l’orteil.
Et le fait que ce soit des flics qui la tiennent en tenaille est plutôt réaliste — je pense que certains vont y voir une grogne anti-flic primaire, mais c’est pas les flics en tant que flics qu’en tant que représentation d’une masculinité et d’une autorité surjouée, ça aurait pu être des pompiers que ça aurait été pareil (d’ailleurs ça m’a fait penser à ce fait divers ou ce sont justement des pompiers qui se sont passé de main en main une gamine de 13 ans) — c’est les sauveurs qui attaquent, c’est le chasseur qui devient le loup. C’est une manière de montrer la vulnérabilité de Kiara — seule dans les rues, et ceux qui sont censés la protéger se mêlent à la meute. Et même quand on lui vient en aide (comme l’avocate), c’est le symbole qui les intéresse, pas la femme derrière (on pense au cynisme d’une société entière qui ferme les yeux, qui peut même être complaisante, jusqu’à la goutte d’eau de trop — et ceux qui s’emparent dès lors des sujets pour briller, se servir des histoires de ces gens pour montrer qu’ils mènent les combats brûlants. Ils s’en foutent de Kiara, c’est ce qu’elle représente dont ils sont avides (et ce qu’elle va leur apporter en termes de scandale et de visibilité), même si le portrait de l’avocate est nuancé par la suite.
Si je devais tempérer un peu mon avis, je dirais que la première partie est plus poétique, plus sensible, on voit de belles images qui disparaissent pour une langue plus pratique, plus brute (mais c’est peut-être raccord avec le désenchantement que traverse Kia). J’ai trouvé aussi que ça devenait un peu trop manichéen avec le monde qui lui tombe dessus, et ce côté engrenage qu’on ne peut pas arrêter. Mais je pense que ça peut être réaliste : elle s’est mise tout un système, en l’occurrence la police d’East Oakland à dos, ils se soutiennent, y a toute cette solidarité corporatiste qui se met en place, ça donne un effet poisseux au bouquin, vénéneux. Mais j’aime bien quand la tension est mieux dosée, qu’il y ait un peu de légèreté entre deux scènes plombantes, même si je comprends que le sujet ne le permet pas toujours.
Si je dois finir sur quelque chose, c’est bien sur mon admiration et ma stupéfaction quant à la maturité du style : l’autrice a commencé ce roman à l’âge de 17 ans, elle en a 19 aujourd’hui, c’est plutôt réussi, c’est aussi déprimant qu’un Zola, les personnages existent, la voix est rauque, profonde. Je ne sais pas si c’est un livre qui va me marquer de manière indélébile (j’ai eu parfois une impression de manque de folie, de singularité, un petit académisme qui pourrait faire penser à un épisode de Cold case (ouais, c’est un peu mon mètre-étalon, si ça pourrait être un épisode de Cold case, c’est qu’il manque quelque chose = quand elle conclue son audition devant le grand jury avec son « je n’étais qu’une enfant », ça m’a sorti de l’histoire, j’ai l’impression de l’avoir lu, vu mille fois cette phrase). C’est pour ça qu’après ma lecture, je suis un peu partagée, il y a des choses très bien, d’autres un peu moins. Ce que je trouvais chouette au début s’est dilué pour devenir trop démonstratif : j’aimais bien le côté nuancé du départ, où on sait pas trop exactement quoi en penser, qu’elle laisse le lecteur se faire son propre avis. Mais à la fin, c’est beaucoup moins le cas, elle nous tient trop par la main, ça a un côté film en courses pour les Oscars, avec une héroïne trop sacrificielle (son côté à fleur de peau se dissous pour en faire une mère de substitution pour Trevor, son intériorité désabusée disparait pour une note étrange entre l’espoir et le courage, qui fait vraiment penser à quelque chose d’écrit pour être montré à l’écran (avec une belle lumière, puis un fondu noir et la biographie de la vraie fille qui aurait servi de modèle, le fait qu’elle bosse au Texas depuis, et qu’aucun des flics n’a été inculpé).
Mais je le recommande quand même pour que vous vous fassiez votre propre avis.
Créée
le 30 août 2022
Modifiée
le 30 août 2022
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