Daeninckx, un écrivain clairvoyant
Didier Daeninckx est un écrivain mais aussi un journaliste d’investigation très bien informé. Il nous propose ici un très bon polar politique. On y apprend notamment comment se préparent (s’y...
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le 9 sept. 2022
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Crise oblige, le social s'affirme comme un thème littéraire prédominant ces derniers mois. Il y a des thématiques, il y a des modes littéraires, c'est ainsi. Edouard Louis et son Qui a tuer mon père en est l'exemple, plus pédant et boursouflé selon moi et infiniment plus narcissique aussi car Didier Daeninckx, habitué du polar et du roman naturaliste et historique ne parle que peu de lui dans ce livre, il témoigne. Habitant de longue date en Seine-Saint-Denis, il s'attaque à la politique locale, plus précisément celle d'Aubervilliers, pudiquement renommée Courvilliers pour les besoins de la fiction. Au programme : une plongée dans le trafic de stupéfiant, dans la corruption politique, l'achat de voix et le clientélisme, les territoires oubliés de la République, ceux auxquels on ne fait même plus attention.
J'ai connu il y a déjà longtemps cet écrivain très chevronné, et pourtant encore confidentiel, avec son court roman Cannibal qui retraçait l'histoire d'un kanak exposé lors de l'exposition coloniale des années 30 au bois de Vincennes. Daeninckx faisait fort avec une thématique inhabituelle et un sujet détonnant. Avec Artana ! Artana ! il n'hésite pas à remettre les mains dans le cambouis : s'attaquer à la politique aussi frontalement, peu d'écrivains l'osent. On privilégie souvent les récits personnels, les histoires d'affects, les drames intimistes. La politique est presque sortie de la littérature ces dernières années, par peur des représailles et des échecs sur les ventes, et pas sûr que tous les éditeurs prennent le risques, et sûrement aussi parce que les écrivains se sont malheureusement dépolitisés. Bien sûr on peut trouver de la littérature politique mais c'est rarement subtil (sauf Annie Ernaux, extraordinaire dans le genre). Il suffit de se pencher sur le récit larmoyant et égotique de Yann Moix (Dehors) qui s'adresse à Macron comme à un compagnon de bistrot pour lui enseigner la sagesse du bon migrant : cette mièvrerie quasi forcée de certains écrivains m'exaspère. La bien-pensance conduit à mal penser.
Daeninckx, comme je l'ai dit, est infiniment plus subtil. Il ne prend pas parti, il raconte. C'est ça qui fait toute la différence. Il ne tance pas le Président pour gonfler ses ventes. Il n'invective pas les politiciens sur Twitter en bon démago. Non, il colle tellement au réel qu'il laisse pantoie.
Habilement, son introduction décrit une opération chirurgicale risquée. Le patient semble souffrir. On se rend compte qu'en fait il s'agit du vieux chien d'une riche aristocrate. L'ironie réside dans l'amour inconditionnel des hommes pour les bêtes et la détestation de leurs congénères. La bête d'ailleurs, c'est le thème central de ce roman : les êtres humains qui vivent à Courvilliers sont traités comme tels, vivant dans une ville dépotoir, un chantier permanent, un univers de béton sale et vétuste. Seule perspective : les Jeux olympiques mais qui verra la ville tailladée par des politiciens avides de s'en mettre pleins les poches. Car oui, contrairement aux apparences, le 93 n'est pas un territoire uniformément marginal. Il est au coeur de la banlieue française et des intérets politiques mais cela profite rarement aux habitants.
Le roman nous emmène dans les bas-fond de la Thailande, à Koh Phi Phi où les dealers richissimes du 93 viennent blanchir leur argent et faire prospérer leur petit business dans des bouges crapuleux. Dans cette fange touristique, où derrière le décor apparent se cachent la criminalité et le vice le narrateur enquête sur la mort du frère de son ancienne compagne, devenue folle et internée de force pour avoir uriner sur une tombe.
Cette mort de son frère, étrange, qui s'est déroulée en Thailande, va conduire le vétérinaire de province à retourner dans sa ville d'enfance, Courvilliers. Il y découvre une ville sans âme, à bout de souffle, bien loin de son ambiance populaire mais chaleureuse d'autrefois. La ville est défigurée. C'est toute une culture populaire de Seine-Saint-Denis dont Daeninckx brosse le portrait, en proie à la déréliction. La promenade dans la ville, arpentée de long en large, est un prétexte pour dénoncer les vices qui rongent la banlieue : la corruption latente, les trafics de drogue, l'islamisme rampant car sur ce point Daeninckx n'est pas aveugle. Il n'hésite pas à dénoncer un islamisme radical et puritain, qui s'imnisce là où l'Etat a réculé, pour le compenser et pire, le corrompre. Plusieurs prêches d'imans totalement sidérants sont ainsi mis en avant. Comment ne pas penser à Houellebecq et à son Soumission, qui dépeint avec encore plus de cynisme et de désillusion une réalité possible dans quelques années et qu'on refuse encore de voir - ou alors qui est vu par les yeux xénophobes et détestables d'une droite extrême et raciste ? Ici, c'est le parti communiste qui utilise l'islamisme à des fins politiques, développant sa clientèle politique en l'échange de l'acceptation d'imans radicaux et de discours salafistes. Les habitants de la ville sont néanmoins décrits comme courageux, lucides, mais désemparés parce que personne ne s'intéresse à eux, refoulés aux marges de la République.
Artana ! Artana ! est un cri de ralliement des dealers et certainement un hommage à William Faulkner et son roman Absalon ! Absalon ! qui lui aussi décrit les misères des territoires du sud américain, éloignés, en proie aux discriminations raciales et à la marginalisation.
A titre personnel, ayant travaillé au sein de villes de banlieue, la fiction rejoint ici la réalité. J'ai même été marqué par la finesse de l'analyse de Daeninckx qui parvient à mélanger différentes affaires qui ont émaillé la vie politique francilienne ces dernières années pour en faire une démonstration. Il était, comme je le l'ai été d'ailleurs, journaliste localier. Les faits divers émaillent son oeuvre littéraire. Il y a puisé sa sève littéraire. J'ai reconnu les affaires de cabinet, de direction général de services, les combines entre les services municipaux, des arrangements avec des associations, des communautés et j'en passe. J'ai pour ma part officié à Corbeil-Essonnes et on se croirait presque à Courvilliers, la drogue en moins, spécifique à la Seine-Saint-Denis. Derrière le cas particulier de Courvilliers, c'est le visage de la banlieue que Daeninckx dépeint avec un certain brio, une ironie, parfois même de l'humour noir. Reste alors à se plonger sans attendre dans cette enquête minitieuse de ce que les géographes appellent la France des marges, le coeur du 9-3.
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le 4 juil. 2018
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