Le paradis du désir, ou l'érotisme de la consommation

D'abord, lire un roman de Zola, c'est, pour moi, le plaisir de retrouver un style d'écriture vraiment particulier, un mélange unique de détail et de grandiose, d'épopée et de tragédie, de poétique et de vulgaire, un style très charnel accordant une importance primordiale aux besoins et aux souffrances du corps. Ce roman-ci, d'ailleurs, est particulièrement centré sur les besoins et les désirs.
En cela, Zola a très bien saisi les ressorts de la consommation, tout un processus basé sur l'érotisation de l'achat, sur la frénésie d'un désir immodéré et que l'on veut libérer. Mme Marty en est l'exemple ultime, dépensant de façon frénétique et compulsive, détruisant son couple en cette accumulation irraisonnée d'objets qui lui sont et lui resteront inutiles mais qui répondent à un désir d'ordre sexuel. Démonter ce processus du désir erotico-consommatoire est un des coups de génie du romancier.


Un Zola particulièrement en forme ici. Toutes les pages consacrées au magasin sont particulièrement passionnantes. L'organisation interne, l'exploitation des employé(e)s par tout un système de surveillance et d'intéressement à la vente qui les monte les uns contre les autres, l'extinction du petit commerce, la création ex-nihilo de besoins et de modes par une publicité omniprésente en ville, l'utilisation des enfants dans le but d'attendrir leurs parents, le changement régulier de l'agencement intérieur pour que les clients perdent le plus de temps possible à parcourir tous les rayons, l'achat en quantités tellement énormes que le magasin devient vital pour les fabricants et peut ainsi imposer ses prix et ses critères, tout ce qui fonctionne encore si bien de nos jours est déjà présent ici, décrit avec poésie, force et vigueur.


Zola joue aussi sur les alentours pour renforcer son Bonheur des Dames. Le magasin représente l'avenir de la consommation et son développement irrésistible coïncide avec la modernisation de Paris. Derrière le personnage de Hartmann, il est facile de reconnaître le baron Haussmann, le promoteur des grands travaux qui vont transformer la capitale. Et ces travaux vont aller de pair avec ceux du magasin : il s'agit de montrer la naissance d'un monde moderne, un monde en plein changement. Pour le meilleur ou pour le pire ? Zola ne semble pas vraiment donner un avis personnel, préférant décrire les processus en œuvre.
La description du Bonheur des Dames se fait aussi en opposition avec les autres commerces, en particulier celui du père Baudu, l'oncle de Denise. Le succès de l'un par rapport à la déchéance inexorable de l'autre, l'espace lumineux du premier contre l'exiguïté sombre du second, mais aussi le côté mécanique du Bonheur opposé à l'aspect humain du Vieil Elbeuf.


L'avant-dernier chapitre est particulièrement symbolique : les deux enterrements successifs dans la famille Baudu et la tentative de suicide de Robineau montrent bien la disparition des petits commerçants décimés par l'ogre.


Les différentes descriptions du Bonheur des Dames donnent une vision des différents aspects du ce qui est un personnage à part entière : tour à tour monstre envahissant ou Eden de la consommation, Zola déploie tout son talent pour transformer, poétiser le magasin.


Il y a deux romans dans Le Bonheur des Dames : celui qui concerne le magasin lui-même, et l'histoire des amourettes de Denise et Mouret. J'avoue que ce second aspect est bien moins passionnant. Le thème récurrent de « je suis amoureuse de lui mais je ne veux pas être avec lui » est bien sympathique, totalement justifié par la psychologie des personnages, mais traîne en longueur et aurait mérité de trouver une issue plus rapide.
Qu'importe, on lui pardonne. L'essentiel est ailleurs. Et me^me cette histoire d'amour contient son lot de symbole. Denise et Mouret, c'est l'alliance contre-nature et la preuve qu'à force de jouer à exalter les désirs des femmes, on se fait prendre à son propre piège, prisonnier de ses propres désirs. la preuve que la réussite matérielle et sociale ne suffit pas. preuve qu'il faut autre chose, qu'au triomphe irréfréné de la consommation et du capitalisme manipulateur il faut ajouter du sentiment. Que l'accumulation d'objets et de richesses ne signifie rien.
Oui, Zola était un utopiste, mais c'est nécessaire, sinon pourquoi vivre ? Or, Au Bonheur des Dames, c'est peut-être le roman le plus vivant des Rougon-Macquart.

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le 18 déc. 2015

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SanFelice

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