Avec ses mémoires, Albert Speer, d'abord architecte d'Hitler, puis ministre de l'Armement, donne un aperçu plus intime du Troisième Reich. Cet aperçu est d'autant plus intéressant que l'art (et l'architecture en particulier) constituait la passion d'Hitler, l'amenant dès lors à le côtoyer dans des circonstances favorables et relativement peu exposées politiquement. Speer dira même que si Hitler avait eu des amis, il aurait certainement été l'un d'eux. 


Il présente ainsi un Hitler régnant seul sur son Reich, à l'image d'un empereur romain, s'isolant volontairement des autres (et notamment de ses anciens compagnons de lutte), perméable aux influences externes, et dont les faveurs faisaient littéralement la pluie et le beau temps. Cela explique que son cercle proche ait constamment cherché à obtenir son approbation et à discréditer la concurrence, voire à l'isoler pour contrôler qui pouvait y avoir accès, jeu auquel n'échappaient pas les principaux dignitaires du Reich (Ex : Göring, Himmler, Goebbels, etc.). Par exemple, l'emprise d'Hitler était telle qu'une seule parole négative de sa part sur un aspect aussi insignifiant que la décoration d'un bâtiment, même récemment refait à neuf, suffisait à ce que celui-ci soit détruit et reconstruit différemment, peu important le coût des travaux et les goûts personnels de son occupant.


Dans l'ensemble, l'ouvrage confirme certains éléments connus, tels que sa certitude d'avoir un destin, ses énormes préjugés raciaux, ses monologues interminables et répétitifs, sa tendance à appliquer une forme de "darwinisme social" dans son organisation (Ex : en confiant la même tâche à deux personnes, à charge pour elles de se départager), sa propension à imaginer des complots, ou encore son appétence pour l'art (point sur lequel il serait néanmoins resté bloqué dans des conceptions passées, d'après Speer).


Il révèle néanmoins certains points nouveaux pour moi, tels qu'un incroyable dilettantisme et des journées d'une monotonie extrême (à minima avant la guerre), un Hitler volontiers oublieux des personnes ne lui rendant pas régulièrement visite, tolérant envers ses proches (Ex : l'extrême corruption de Göring, les relations extra-conjugales de Goebbels), ayant une étonnante propension à nommer des néophytes à des postes à responsabilité (Ex : Albert Speer, architecte de formation, comme ministre de l'Armement ; Joachim Von Ribbentrop, d'abord marchand de vins et de champagne, comme Ministre des affaires étrangères) (1), et à se fier à des rumeurs plutôt qu'à des personnes bien informées (2).


D'après Speer, l'Allemagne ne pouvait que perdre la guerre, compte tenu de l'exercice du pouvoir sous le Troisième Reich, lié exclusivement à un Hitler isolé et entêté, persuadé d'être plus capable que les militaires de carrière, se noyant dans les détails, expliquant les défaites par l'existence de complots ou par la démotivation des troupes, dont les conceptions militaires se seraient arrêtées à la Première Guerre mondiale (sauf s'agissant des "armes miracles", pour lesquelles il s'emballait immédiatement), et vivant de plus en plus dans une réalité parallèle, alimentée par des proches plus soucieux de lui plaire ou de préserver leur propre sphère d'influence que de lui rappeler la réalité. Comme il l'assume sans ambages dans ses mémoires, cela amenait Speer à contourner fréquemment ses ordres, et de façon d'autant plus massive que la guerre avançait. 


Pour autant, le récit d'Albert Speer ne saurait être pris tel quel, d'abord parce qu'il ne raconte que les évènements auxquels il a lui-même assisté, teintés de son propre ressenti, mais surtout eu égard à son passif de dignitaire nazi, n'ayant officiellement (voire "évidemment") rien su des horreurs du régime. Le dernier tiers de l'ouvrage est particulièrement peu convaincant à cet égard (Ex : complot pour tuer Hitler, décision de rester à son poste uniquement pour aider le peuple allemand), a fortiori venant de quelqu'un qui s'est lui-même présenté comme potentiel successeur d'Hitler et aura largement contribué à prolonger la guerre. De façon un peu facile, il explique ainsi son aveuglement par la fascination qu'il éprouvait pour ce dernier. Celle-ci l'aurait même conduit à retourner dans Berlin assiégée, malgré les bombardements, et alors même qu'il craignait d'y être exécuté pour avoir désobéi aux ordres, simplement pour dire au revoir en bonne et due forme à Hitler... En pratique, il est probable que Speer, technicien pur et ambitieux, capable d'exercer dans n'importe quel gouvernement (nazi ou non), ait cherché jusqu'au bout à préserver son influence (3), voire ses chances de participer à un futur gouvernement placé sous l'égide des Alliés (rêve étonnamment caressé par plusieurs responsables, dont Himmler, qui se pensait par exemple indispensable pour contrer l'expansion communiste). 
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(1) Rejoignant peut-être en cela sa propre vision de lui-même, à savoir celle d'un artiste forcé de devenir homme politique pour accomplir sa "destinée".


(2) Tout en ayant manifestement, et paradoxalement, un profond respect pour les experts.


(3) C'est également la seule explication que je trouve à sa décision de rester en fonctions en janvier 1944, alors que tout l'incitait à quitter son ministère : sa maladie elle-même (qui lui fournissait un prétexte rêvé pour s'esquiver), la guerre qui s'annonçait déjà perdue, sa récente disgrâce par Hitler, les autres ministres cherchant à l'évincer, voire sa possible tentative d'assassinat par Himmler. Il est probable que ce soit l'ambition qui l'ait fait rester et se battre pour son poste, ainsi que l'idée (sans doute fondée) que mieux valait être le plus puissant possible pour négocier avec les Alliés (Ex : en vue d'un armistice ou d'une participation à un futur gouvernement).

A-Sweet-Tea
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le 19 août 2022

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