Avant que j'oublie
7.4
Avant que j'oublie

livre de Anne Pauly (2019)

Tombeau pour un père déglingué et sensible, entre rire et larmes.

« On m’avait dit, en brandissant comme une menace un rouleau de sacs-poubelle, quand quelqu’un meurt, il faut agir, trier, ranger, répartir, écrémer, choisir ce que tu veux garder et te débarrasser du reste. Et plus vite que ça. C’est comme ça qu’on fait, c’est ça qu’il faut faire, tu devrais faire ça, ça t’aidera c’est sûr. Mais je ne voyais pas comment m’y prendre et encore moins par où commencer. Plus qu’affreuse, l’idée me semblait surtout incongrue, hors sujet, lointaine. Aussi lointaine que ces voisines en doudounes noires qu’on salue vaguement les soirs d’hiver, dans les halls d’immeuble, devant les boîtes aux lettres et qu’on oublie à peine les portes de l’ascenseur refermées. Comment seulement imaginer disperser quoi que ce soit alors que j’en étais juste à recoller les morceaux ? »


Comment raconter le temps déréglé du deuil, marqué par les fluctuations du chagrin et par des injonctions des institutions ou des proches qui confinent à l’absurde ? Avec ce premier roman paru le 22 août dernier aux éditions Verdier, Anne Pauly raconte le décès de son père et réussit à composer un roman aussi émouvant que drôle – un récit qui entremêle les temps et les souvenirs, une adresse au père gorgée de tendresse et d’humour, pour tenter de lui parler et de ne pas se laisser écrabouiller par le chagrin.


Il faut dire que ce père sort de l’ordinaire – un père défaillant, unijambiste abimé par la vie, la violence et l’alcool, mais aussi un homme qui a une autre face, entrevue par sa fille, une face sensible et généreuse, contemplative. Très loin du panégyrique et de la lamentation, Avant que j’oublie dresse le portrait parfois trash d’un homme, parle sans tabou de sa maladie, de son corps abîmé mais aussi de sa douceur et dit avec beaucoup de délicatesse l’amour d’une fille pour son père.


« Je m’étais retrouvée seule avec lui, mon macchabée, ma racaille unijambiste, mon roi misanthrope, mon vieux père carcasse, tandis qu’au-dehors tombait doucement la nuit. Non, tandis qu’au-dehors, en direct du septième étage de l’hôpital de Poissy –tadaa !-, tellement magnifique, quelle écrasante beauté Maïté, les lumières de la ville et le ciel orangé de la banlieue. Il aimait ça, les couchers de soleil. Il nous appelait toujours pour qu’on vienne les regarder. »


Anne Pauly commence à raconter ce père par le biais des objets de sa table de chevet ou de son cabinet de toilette, en évoquant son fauteuil roulant, sa prothèse, ces livres qu’il feuilletait sans vraiment les lire, les objets de sa maison de Carrières-sous-Poissy dont il faut se débarrasser et qui sont pourtant si pleins des souvenirs et des mots pour raconter.
D’emblée, Avant que j’oublie frappe par sa liberté dans le ton et les mots, par son humour ravageur teinté d’un anticonformisme qu’on devine hérité du père – et qui font de ce livre de deuil un livre tourné vers la vie.


« Le jour dit, je me suis présentée avec ma fiancée au presbytère pour la « préparation ». Elle était là à zoner dans la cuisine, et je trouvais ça marrant d’emmener une petite fille de communiste espagnol dans un lieu où on lui demanderait à brûle pourpoint si elle pensait que Jésus était vraiment ressuscité. En même temps, sa grand-mère, qui s’appelait Consolation, avait collecté en cachette, tout au long de sa vie, images pieuses et fioles d’eau bénite, alors cet univers ne lui était pas totalement étranger. Au fond, je crois que je voulais montrer à Félicie ce pan-là de ma vie. Elle avait déjà eu de larges aperçus de mon « contexte » et jusque-là, rien ne l’avait vraiment rebutée. Ni le frère taciturne et cassant, ni le paternel en slip devant une télé braillant à plein tube, ni cette mauvaise habitude familiale qui consiste à toujours prendre les choses par leur pire côté. »


L’humour, le sens comique de la formule assassine créent une connivence immédiate avec la lectrice ou le lecteur qui comprend qu’il s’agit de tromper le chagrin et de rendre hommage à ce père capable lui aussi si drôle même dans les pires moments. C’est aussi cet héritage qu’on saisit en filigrane dans le récit du deuil, une tentative d’élucidation de ce qui a été transmis – l’humour, le goût des livres – qui est aussi tentative de consolation.


« On était tous sur notre trente-et-un. Chacun avait revêtu l’habit sombre qui lui semblait correspondre à la situation. Mon frère avait, par exemple, tenu à mettre le blouson de cuir de ses vingt ans qui, par une sorte de miracle, lui allait encore parfaitement. Il avait beaucoup minci, ces derniers mois, à cause d’une passion nouvelle et brutale pour la marche qui s’était déclarée quelque temps plus tôt sans qu’on sache bien pourquoi – chacun se tient en vie selon ses moyens. Quant à moi, j’avais mis ma plus belle chemise blanche et m’étais munie d’unlong parapluie noir avec lequel je me surprendrais, plus tard dans la journée, à faire d’amples et inutiles moulinets. En parcourant les cinquante mètres qui séparaient le parking de la chambre funéraire, tous vêtus de noir, j’ai eu un bref instant l’impression qu’on allait braquer un casino. Au dehors, avec mon père et mon frère, avant que ma mère ne me kidnappe pour faire de moi une fille, j’avais toujours eu cette sensation, presque physique, d’appartenir à une horde puissante et respectée au-delà des frontières du royaume, à une meute d’individus farouches aux corps de Huns, brutaux mais justes, réunis par le hasard et la nécessité pour faire face aux coups fourrés du destin. Mais en vrai nous n’étions qu’une bande de pieds nickelés en manteaux Kiabi et, sans Ribouldingue, Croquignol et Filochard risquaient désormais d’errer sans but en terre du Milieu. »


Nous aurons le grand plaisir d’accueillir Anne Pauly chez Charybde (81 rue du Charolais à Ground Control) le 10 octobre prochain en soirée pour évoquer ce formidable roman.


Retrouvez cette note de lecture et et beaucoup d'autres sur le blog de Charybde ici : https://charybde2.wordpress.com/2019/09/02/note-de-lecture-avant-que-joublie-anne-pauly/

MarianneL
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le 2 sept. 2019

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