C’est un livre d’aphorismes, organisés en six parties :
A l’orée de l’existence
Fractures
Magie de la déception
Face aux instants
Exaspérations
Cette néfaste clairvoyance
Peut-être l'aphorisme est-il la forme la plus efficace pour libérer ses idées persistantes, et se libérer soi.
Bribes, pensées fugitives, dites-vous. Peut-on les appeler fugitives lorsqu’il s’agit d’obsessions, donc de pensée dont le propre est justement de ne pas fuir ? À l’orée de l’existence
Faut-il être capable de réflexivité ? Pour écrire un livre d’aphorismes, je crois bien qu’il en faut, de la réflexivité. Pour prendre du recul, donner aux phrases et aux fragments une forme qui sert le propos, dans lequel l'auteur parle toujours un peu de soi, et puis pour organiser tout ça aussi. Pour que l’ensemble prenne un sens, pour qu'il en donne l’illusion du moins. Pour ne pas s’enchaîner publiquement à des idées qui ne peuvent pas fuir. Pour ne pas s’y alourdir comme avec un boulet. Pour donner publiquement l’impression, fondée ou non, de transcender un peu.
Quelle chance donc que l’aphorisme, qui s’il est bien fait devient léger. L’inverse d’un boulet.
Qui cherche à laisser fuir les idées. Mais fuir quoi ? Pourquoi dans les aphorismes de Cioran, aussi bien que dans ceux du Gai Savoir (et dans d'autres sûrement), réside-t-elle toujours en sourdine l’idée d’un Adversaire ? Comme l'idée d’un diable qui se cacherait un peu partout, dans les coins sombres, et qu’il faudrait à tout prix déconstruire…
La tyrannie brise et fortifie l’individu ; la liberté l’amollit et en fait un fantoche. L’homme a plus de chances de se sauver par l’enfer que par le paradis. À l'orée de l'existence
Cioran dans ce livre fait ce que l’aphorisme est censé faire, s’opposer aux lieux communs. Les détruire même peut-être. S'opposer à leur tyrannie en quelque sorte... ça tombe bien, il semble que ce soit une seconde nature chez lui...
CREER UN VIDE PAR L'ÉCRITURE
Cioran déconstruit tout, Si bien qu’on peut ne plus savoir pourquoi il écrit, si tous les lieux communs en disparaissant emportent avec eux le sens des choses... Mais Cioran nous prend à revers. Il avoue, et ne nous laisse pas le loisir de cette critique (faute avouée, à demi pardonnée).
On ne sape pas ses raisons de vivre sans saper du même coup celles d’écrire. Face aux instants
COMBLER UN VIDE PAR UN ADVERSAIRE
L’homme se crée-t-il inversement un adversaire abstrait pour combler ce vide des raisons sapées, pour pouvoir écrire ? La tension est-elle nécessaire à l’écrivain, pour lui donner la force, ou même l’envie, puisqu'écrire est aussi une douleur. (« Terre blanche, semence noire : cinq bœufs tirent la charrue, c’est la main lorsqu’elle écrit » Anonyme).
Si l'ennui est un adversaire, je ne suis pas sûr que l’on puisse le résumer à un simple prétexte pour écrire. Cioran n’est pas phobique de l’ennui.
L’ennui est bien une forte anxiété mais d’une anxiété purgée de peur. Lorsqu’on s’ennuie on ne redoute en effet rien, sinon l’ennui lui-même.
PLUS QU'UN VIDE, OU UN ADVERSAIRE: UN APPÉTIT UN PEU MASO
Si l’ennui nous coupe de la peur, alors nous nous mettons à craindre l’ennui. Y a-t-il toujours quelque chose à redouter ?… c’est la chasse aux sorcières. L’idée médiévale que le mal et le bien sont intrinsèquement liés… voir même que plus grande est la beauté, ou la puissance, plus grand est le mal en sourdine. C’est « le scandale du péché jusqu’à la sphère divine, l’enfer jusqu’au plan de l’empyrée, le maudit en corrélation nécessaire et innée avec le sacré et celui-ci une perpétuel tentation satanique, une invite presque irrésistible à la pollution » Professeur Schleppfuss dans Le Docteur Faustus de Thomas Mann.
Les aphorismes de Cioran sont pétries d'hybridité, de cette soif de tout vivre intensément par-delà le bien et le mal, mêlée à une forme de lucidité désabusée, et violente. Un scepticisme aussi douteux que sa soif.
Ce qui m’attache encore aux choses, c’est une soif héritée d’ancêtres qui ont poussé la curiosité d’exister jusqu’à l’ignominie. Fractures
On serait tenté de focaliser sur le mot ignominie. C’est vrai il ne faut pas le rater, c’est une prévenance ; mais on parle surtout de soif et de curiosité extrême. C’est la soif et la curiosité extrême j’imagine, qui pousse à écrire ce genre de livre d’aphorismes (et non obligatoirement l’existence d’un adversaire). Rendre au langage toute sa spontanéité et sa fulgurance, peu importe qu’il soit calomnié au passage.
UN APPÉTIT UN PEU MASO QUI SE NOURRIT BEAUCOUP DU LANGAGE
Un silence abrupt au milieu d’une conversation nous ramène soudain à l’essentiel : il nous révèle de quel prix nous devons payer l’invention de la parole. À l’orée de l’existence
Pour un écrivain, changer de langue c’est écrire une lettre d’amour avec un dictionnaire Fractures
Le langage, à la fois source de plaisir et de souffrance. À la fois amour, plaisir, et labeur aussi.