En lisant Back Street, je me disais : "eh bien, je n'ai pas entendu d'histoire aussi impitoyablement triste depuis Mirage de la vie de Douglas Sirk". Vous parlez d'une coïncidence : l'écrivaine, Fanny Hurst, a justement écrit le roman qui a donné le film.
C'est dommage car, ce disant, je vous vole un peu de plaisir que vous pourriez avoir aux premières pages. Tout, en effet, commence délicieusement, en compagnie de la "jeune fille la plus épatante de la ville". Pour ma part, j'en serais bien restée à ces superbes descriptions des débuts amoureux, de la vivacité d'une jeunesse qui peut absorber tout événement, si malheureux soit-il. Je pensais vraiment que c'était possible de continuer dans cette voie, car c'était si bien dit, mais Fanny Hurst en a décidé autrement, et c'est là que je lui en veux pour son manque de générosité envers lecteurs et personnages ; et en même temps, je comprends son projet de nous emporter dans le récit implacable d'une vie gâchée, et elle le mène avec force, jusqu'au bout, sans céder.
Car bien vite les possibles commencent à se réduire, on fait quelques choix dont on voit bien combien ils sont déterminants. L'un des personnages, que l'on ne voit plus pendant plusieurs années, nous le rappelle : il est retrouvé des années plus tard, dans une situation qui n'est qu'une conséquence logique de son choix initial. Aucune surprise dans ce destin misérable, mais dans la fougue de la jeunesse, on s'était permis d'avoir l'espoir que les choses évoluent positivement, que les nuls deviendraient compétents.
Alors commence l'enfermement, c'est-à-dire la réduction de tous les possibles à un seul, choix masochiste que fait le personnage principal mais dont le grand talent de Fanny Hurst est de nous le rendre continuellement plausible, compréhensible, et même à la limite du désirable. En résulte une intense sensation de claustrophobie, et quel plaisir de relever les yeux du roman, tout naïf, et de ne plus se sentir dans la grosse machine à malheur du destin.
Back Street (1931) me fait irrémédiablement penser au pendant féminin des Voyageurs de l'impériale d'Aragon (1942). Les thématiques sont similaires, les personnages principaux (respectivement une femme et un homme) auraient même pu se croiser, s'aimer. Ils se seraient rencontrés dans un casino, en France. Cependant, dans Les Voyageurs, Aragon présente un personnage qui pense d'abord à lui avant de penser aux autres et qui, à un moment donné, choisit d'agir sur le cours de sa vie, quelles qu'en soient les conséquences sur ses proches. En somme, une caricature d'homme. Le personnage féminin de Back Street est l'exact opposé : Fanny Hurst en fait, pour sa part, et avec une certaine cruauté, un pur concentré de mièvrerie féminine, de sacrifice, de bonté et de passivité. Voilà ce qui vous guette. Voilà comment on profitera de vos faiblesses, voilà comment on ne vous aidera pas si vous ne vous aidez pas vous-mêmes.
En fin de compte, Fanny Hurst déroule son fil tragique de façon assez scolaire : de son roman émane une véritable puissance, mais c'est celle de l'exagération. Je lui préférerai donc, dans le genre "une vie", des œuvres moins unilatérales, comme Les Voyageurs de l'impériale, des œuvres dans lesquelles on ne peut pas dire : "c'est à ce point-là de sa vie qu'il/elle a foiré", car d'ailleurs on n'est même pas certain qu'il y ait vraiment quelque chose qui ait foiré.