Dans le poème Tête haute, Tranströmer affirme, sans ambages, que "la rhétorique n'a rien à faire ici". Plus loin, il précise ce qu'il faut à sa poésie : "Pas des mots, mais un langage". On ne trouvera pas ici, en effet, de mots ronflants ou rares, d'hermétisme ou de préciosité. Mais un effort beaucoup plus profond et plus aigu pour traduire la "Grande énigme" du rapport au monde, effort qui passe ici par un subtil dosage entre prosaïsme et onirisme. Cette poésie est ainsi profondément ancrée dans le réel - parfois dans l'actualité la plus contemporaine - cite les dates et les lieux, et ose même la trivialité lorsqu'elle convoque les lignes à haute tension, les remorqueurs ou le bruit des moteurs. Tranströmer n'élude pas le contact avec la réalité, aussi abrupte soit-elle, mais il opère ensuite un glissement vers cette "autre chose" que le poète lui-même ne peut nommer plus précisément. Il ne peut que l'évoquer, comme dans le début si saisissant à cet égard du poème "Plaine en été" :
Nous en avons tant vu.
La réalité nous a tant usés,
mais voici qu'enfin l'été arrive.
On pense ici au haïku, et Tranströmer, par ailleurs, en composa de nombreux. Mais même quand il est plus prolixe, ou quand il rédige des poèmes en prose, la comparaison avec l'art du haïku vient à l'esprit. Pas toujours par la forme, donc, mais surtout par la sobriété lumineuse de l'écriture de Tranströmer, son époustouflante économie de moyens, son attitude contemplative, son regard méditatif qui scrute l'univers sans chercher à en résoudre le mystère, mais seulement à en prendre acte et à le faire ressentir à ses lecteurs : "une exhortation à ouvrir les yeux" (Espresso, p.97).
Mais le regard du poète sait aussi scruter au plus profond de lui-même. Son lyrisme se fait volontiers introspectif. Tranströmer cherche l'apaisement, le répit - et il le trouve parfois, dans la communion avec le monde :
Je suis sous les étoiles
et sens que le monde entre
et ressort de mon manteau
comme d'une fourmilière.
(Les formules de l'hiver, p.122)
même si son extrême lucidité lui interdit de s'illusionner :
La mort, cette tache de naissance, poussait plus ou moins vite chez chacun d'entre nous. (Montagnes noires, p.232)
(C'est le moment de préciser que le recueil fourmille de métaphores aussi éblouissantes que celles-ci, d'éclairs fulgurants, d'une force et d'un évidence rares.)
D'hyper-lucide, Tranströmer devient volontiers extralucide lorsqu'il transcende les frontières spatiales et temporelles, passant de Gotland à Izmir, de Funchal à New York, se projetant dans des époques révolues, faisant intervenir Grieg, Gide ou Liszt. Ailleurs, il conversera avec les morts et les souvenirs, quittera sa chambre pour survoler soudain la campagne environnante, séjournera un instant "sous la voûte terrestre".
"Poète voyant", donc, Tranströmer ? Assurément, mais plus encore : sa quête d'un langage propre à retranscrire l'intensité de l'instant et l'expérience du mystère, par l'ancrage dans le réel et l'ouverture vers le rêve, par son lyrisme sobre et inquiet, par son prodigieux sens de l'image, en font un poète essentiel.