Bayuk
7.7
Bayuk

livre de Justine Niogret ()

Incontournable Août 2022

Version courte: Récit fantastique, quelque part entre le bayou poisseux de la Nouvelle-Orléans du 17e siècle et la mer des Caraïbes, entre magie africaine et folklore maritime, nous suivons Toma, jeune fille de 14 ans, restée bien protégée dans un patelin du bayou, jusqu'au jour où elle est maudite par la mère de jumeaux assassinés par une Capitaine Pirate d'une cruauté implacable. Sa mère. Obligée de fuir de sinistres entités, elle part en quête de rédemption et d'identité, par la même occasion. Un récit envoutant, entre vivants et morts, dans une Nature enveloppante et une histoire savamment ficelée, où justice, piraterie, amitié et épanouissement s'amalgament. Et où souffle un furieux vent de liberté.

Version exhaustive (Parce que les bons romans méritent qu'on s'y attarde):

Pour ma centième critique de cette année, et mon premier roman de la maison 404, il me fait assez plaisir de découvrir cette histoire où la piraterie, la Nouvelle-Orléans et tout une bande de personnages hétéroclites s'amalgament, dans un univers fantastique où la magie yoruba ( dite "vaudoue") et les légendes maritimes prennent vie. Ce n'est pas seulement l'histoire d'une enfant maudite, mais également d'une enfant qui doit apprendre à devenir une femme.

À Coq-Fondu, petit patelin perdu aux fonds d'un bayou louisianais, abrite un petit univers de gens bien particuliers. Parmi eux, Toma, 14 ans, pour ainsi dire "l'enfant du village", dont tout le monde a soin, plus ou moins. La jeune fille découvre un jour une aînée mourante, qui a cheminé jusqu'au village à la recherche de ses jumeaux. Atterrée à l'idée que l'aïeule ait fait une si longue route pour chercher ses garçons qu'elle sait déjà morts, l,adolescente propose de les chercher, quand sa mère, une capitaine pirate, viendra la chercher. Hélas, la mère de Toma est aussi la responsable de la mort des jumeaux et quand celle-ci l'apprend, elle utilise une forme de magie afin de maudire l'enfant de la Capitaine meurtrière. Catastrophée par le cercle peuplé de symboles qui a été créé sur le sol de sa maison avec de la farine, Toma sollicite l'aide de Roi-Crododile, qui a une certaine connaissance en magie yokuba ( que les français appellent "vaudou"). Si les gribouillages semblent inexactes et le message incohérent, il n'en reste pas moins que l'adolescente vit des symptômes de malédiction liée au monde des défunts. Avec le support de la "prêtresse" Roi-Crocodile et d'un jeune homme qui cultive aussi bien le déni que la colère, Boone, Toma doit retrouver les jumeaux pour échapper à la malédiction qui pèse sur elle.

Comme c'est souvent le cas avec les romans intéressants, il y a plusieurs choses que je souhaite relever. Déjà, l'élément qui m,a le plus étonné est sans conteste la beauté de la plume. Comparaisons habiles, descriptions précises, personnifications, l'inerte comme le vivant pulse sous nos doigts, on pourrait presque sentir la soupe organique des marais de la Louisianne, tout comme le puissant parfum de l'Océan. Vraiment, les descriptions étaient magnifiques et rend bien hommage à la Nature, plus puissante que tout.

Puisque nous sommes dans le volet des décors, je constate qu'à plusieurs reprises, je me suis sentie dans l'un des films des Pirates des Caraïbes, de Disney, avec cette ville de bateaux raboutés qui rappelle la "Baie des Naufragés" du troisième Opus de la franchise, ainsi que le bateau fantôme, qui fait écho au Hollandais Volant de Davy Jones. Ce n'est sans doute pas anodin, ceci-dit, car les bateaux fantômes font parti des légendes maritimes. Je note aussi qu'à l'instar des décors de Pirates des Caraïbes, les décors sont "sales", grugés par le sel et le sable, un brin putride. Ce n'étais pas l'époque la plus salubre, disons, et c'est également là qu'on constate que les constructions humaines sont bien fragiles et éphémères quand elle subisse les éléments naturels. Bref, le roman navigue dans des décors souvent peu ragoutants, où la Nature est omniprésente, et où l'atmosphère change à de nombreuses reprises. Certains passages évoquaient les romans d'épouvante, sinistres et mystérieux, alors que d'autre respiraient l'aventure et la découverte.

La dimension magique aussi avait quelque chose de fascinant. Déjà, il faut savoir que "Yoruba", qui est évoqué dans le roman comme une sorte de croyance, en est effectivement une. Elle regroupe les croyances et pratiques originelles du peuple yoruba, fondées sur le culte des orishas ( Divinités d'origine de l'Ouest). Les Yorubas sont également une ethnie, particulièrement visée par la traite des esclaves, à cette époque où se déroule l'histoire. On peut supposer assez justement que Roi-Crocodile est d'origine africaine, comme ses parents, et elle évoque d'ailleurs avoir réussi à s'échapper. Elle pratique donc une partie de son héritage culturel religieux. Il est si rare d'en entendre parler, du moins pas à travers le prisme occidental du "vaudou". Donc, avec les descriptions précises et le traitement respectueux aidant, nous découvrons un pan de la culture africaine ( surtout celle de l'Ouest) très intéressante et versé sur la présence de nos aïeux et des membres de la famille comme messagers. Ça n'a rien de diabolique et de fanatique, comme j'ai pu parfois le constater dans certains romans d'auteurs américains. Quand on quitte le sol pour l'océan, on passe également aux mythes et légendes des mers, comme les krakens ou les Feux de Elme ( un phénomène physique dont on croyait autrefois qu'il s'agissait de revenants ou de feux follets), ou encore les bateaux fantômes. Que ce soit le yoruba ou le mythe maritime, les duex sont liés au monde des morts. La connexion entre les deux est d'ailleurs bien trouvée. Je constate en outre que rien de catholique n'y est abordé, ça fait changement! C'est donc assurément un roman fantastique, avec quelques formes de magie folklorique.

Un autre élément qui m'aura impressionner est le traitement des personnages. Nous sommes en présence de pirates et autres gens peu éduqués, certes, mais ces âmes humbles et parfois même assez près de la bêtise, sont étonnamment souvent très humaines. Comme l'a mentionné la Capitaine Laflamme, nombre de pirates étaient des hommes ( et des femmes) avides de liberté ou fuyant l'asservissement. Mais comme c'est souvent le cas dans nos société, nous sommes plus souvent au fait des conneries de la minorité que de la réalité de la majorité. C'est que les ignominies des pirates sanguinaires qui ont parcouru les caraïbes et les autres mers du monde ont de quoi faire frémir et c'est volontiers ce ces histoires dont sont friands les gens. Cela-dit, loin de cette catégorie, les boucaniers de l'équipage du Ménestrel sont plutôt une bande d'humains malmenés par la vie, plus ou moins moraux, mais pas cruels non plus. Certains des plus intelligents sont même de sacrés philosophes, qui n'ont pas apprit la vie par les mots, mais par l'expérience. Je pense au personnage d'Acab, l'aubergiste, empathique et bienveillant. Je pense à Sandy, perfectionniste, droit et juste. Il y a également la Capitaine Laflamme, une force de la Nature, d'une honnêteté tranchante, mais sans mesquinerie, en quête de liberté et elle-même jusqu'au bout. Marteau, le cuistot aussi, a eu quelques paroles pertinentes. Je remarque que ces hommes et ces femmes ont tout eu, chacun à leur manière, une influence positive et/ou constructive sur le personnage principal, Toma. Après tout, ne dit-on pas qu'il faut un village pour élever un enfant"? Ici c'est deux fois plutôt qu'une: un village et un équipage de pirates.

Toma, notre protagoniste, va vous sembler naïve et empotée, et avec raisons. N'oubliez pas qu'elle a vécu dans un minuscule village en pleins marécage, avec une pelletée d'individus amochés par la vie pour la protéger. Ça n'a donc rien de très illogique ou d'insensé. Au contraire, il faudra qu'elle s'émancipe et grandisse, situation périlleuse oblige. Toma a toujours juste 14 ans, n,a pas d'éducation, ou si peu. Elle est impressionnable, souffre aussi d'une forme de carence affective et semble avoir peu expérimenter la peur. Ce n'est pas seulement la malédiction qu'il lui faudra fuir, mais également son identité à construire. Pour la majeur partie de sa vie, son avenir reposait sur une certitude: Celle que sa mère pirate la retrouverait. Cependant, rien n'est moins sur, puisque sa mère semble être une femme extrêmement mauvaise. On en apprendra sur ses origines et ce qu'on en apprend change complètement la donne et même la vision qu'on aura eu d'un personnage.

Roi-Crocodile ( quel nom original!) était en quelque sorte le pilier du trio. Elle a des connaissances et a du vécu. C,est une jeune femme stoïque et pragmatique, qui a une logique parfois froide, mais un bon fond. Jeune africaine à l'enfance et à la famille volée, elle est encouragée par ses ancêtres à aider la jeune maudite, mais son attitude dénote qu'elle l'aurait sans doute aidée de toute manière. Roi-Crocodile est le personnage sur qui repose les solutions et semble la plus à même de concevoir les plans. C'est également une personne au grand courage, mais pas au courage imbécile.

Boone ( dont j'ai passé la moitié du roman à appeler "Bones") a 26 ans, une dégaine de grand flan mou trop bronzé et il parle à un palétuvier, avec qui il entretient un monologue assez unidirectionnel. C'est le genre de personnage qui a conçu une carapace de tank autours de lui, mais à savoir de quoi il se protège, là est la question. Boone semble avoir à coeur le bien-être de Toma, mais sa maladresse émotionnelle et ses nombreuses défenses mentales le rende parfois distant. C'est dans l'action que son réel souci pour la jeune fille se manifeste. On le comprendra plus tard, Boone a eu une sale vie lui aussi, avant de finir à Coq-Fondu.

Ce qui n'amène à traiter d'un thème qui semble partout dans le roman: la parentalité indigne. Nombre de personnages sont des adultes sans enfance, ou des enfants jamais parvenu à l'âge adulte psychologiquement. Des enfants malmenés, rejetés, esseulés. Des survivants. Des gens qui ont soif de liberté parce que c,est à peu près la seule chose qui valent la peine d'endurer un mode de vie chaotique et dangereux comme la piraterie. En même temps, ces personnes semblent tous se comprendre dans cette solitude et ont donc des valeurs beaucoup plus humbles, loin des artifices et de la hiérarchie sociale. Il y avait quelque chose de touchant dans cette bande de pirates, pour cette raison. Leur capacité à vivre au quotidien, à apprécier les bons repas et à travailler leur sens de la camaraderie. Attention, je ne dis pas que les pirates sont des agneaux, mais dans le roman, clairement, il étaient plus des brutes sympathiques que cruels, intéressés et cupides. J'apprécie toujours les envers de médaille, parce que le monde est en nuances, non en blanc et noir. Bref: il y a avait cette idée des adultes qui ne méritaient pas d'être des parents. Une vérité qui fait mal, mais une vérité néanmoins. Il y a une réelle différence entre être un parent et être un géniteur. Toma s'en rendra compte bien assez tôt.

Dans un autre ordre d'idée, je constate que le roman est très féministe, en ce sens où la parité et l'égalité homme-femme est très équilibré. Je dirais même que les femmes occupent souvent des rôles de meneuses et de bonnes têtes, alors que les hommes sont souvent sensibles, versés dans des métiers ( aubergiste, traducteur, cuisinier) et tendres. Ce que nous découvrons sur les habiletés parentales de la Capitaine Écarlate s'oppose durement à la tendance paternelle de Boone. La finesse d'esprit et la tempérament solide de Roi-Crocodile et du Capitaine Laflamme côtoient la tendresse protectrice d'Acab et le désir de civilité respectueuse de Sandy. Je trouve tous ces personnages complémentaires les uns par rapport aux autres et je me surprend à trouver leur unité attendrissante. Ce n'est pas du tout ce que le contexte et le sujet auraient pu laisser croire au début. Et quand on voit au contraire la cruauté de certaines de leur histoire, on veut bien croire Marteau quand il dit que la vie est parfois brutale, tout en étant magique.

Petit sous-point: J'ai toujours trouvé que les protagonistes garçons avaient des quêtes identitaires, alors que les protagonistes filles se contentait de tomber amoureuses ( du mauvais gars, très souvent). Ici, le thème de l'amour n'est pas lié au couple hétéro classique, il est plutôt d'ordre amical et collectif, presque de l'ordre de la famille de substitution. Aussi, Toma est bien un personnage féminin qui vit une quête de soi, même si le but premier est de contrer la malédiction qui l'afflige. Elle va en sortir plus mure, plus sure d'elle, avec une acuité nouvelle sur le sens de la vie et le sens des liens entres personnes. En cela, c'est rafraichissant.

Le scénario est bien structuré, le récit bien ficelé et certaines formules, comme celle du prologue, donne beaucoup de saveur et d'additivité. Parfois, le rythme devient calme, ce qui permet de se transporter dans la tête des personnages et d'apprécier le ballet de leurs pensées. Madame Niogret semble aussi à l'aide avec les descriptions naturelles que les schéma psychologiques. On le reconnait aux introspections des personnages et à la complexité des schèmes de pensées.

Enfin, il existe dans ce roman un thème que j'affectionne, la Justice. Ça n'a pas à être forcément celle des Hommes, mais il est doux de songer que les plus odieuses personnes de notre monde puisse être punis pour avoir inutilement fait souffrir autrui pour assouvir leurs égoïstes besoins. Et certains personnages en présence ont soif d'une forme de justice. La Malédiction elle-même repose sur ce désir.

C'est donc assez étonné de constater que dans ce monde salissant et dangereux nous puissions avoir des personnages philosophes, des croisement de magie et des vérités universelles. Il existe dans cette histoire un degré de profondeur que peuvent savourer les lecteurs en même temps qu'une formidable aventure dans un rare décor entre le bayou louisianais et la mer turquoise des Caraïbes. Une histoire d'enfances volés, d'ancêtres fantômes intrigants, de vies reliées, de soif de justice, de liberté maritime et de quête de soi.

Pour un lectorat du second cycle secondaire, 15 ans+.

PS. Je me suis demandée ce que pouvait signifier "Bayuk". le plus plausible est "Bayuk" signifiant "bayou" en français cajun ( les francophones de la Louisiane). En fouillant un peu, j'ai trouvé ceci: "Bayuk" est un nom de famille qui a plusieurs référents. En Ukrainien, ce serait un surnom dérivé du mot "Bayati", signifiant "Raconter [ des histoires étonnantes] ou "Briser un sort". Une alternative suggère que "Bajuk" dénote une "petite personne pauvre ou insignifiante" et une forme d'origine italienne dénote plutôt un "petit coin perdu". Une version d'origine turc, du mot "Bayik", signifie "Honnête". Dans tous les cas, ça colle! Chapeau à l'autrice d'avoir trouver un mot qui signifie cinq choses en même temps.[Source: Ancestry]

Shaynning

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