Paru en 1989 en Espagne et en 1991 à Actes Sud, on pourrait presque dire que Beltenebros est un roman de jeunesse. Et pourtant, quelle maestria, quelle maturité dans ce roman aux accents chandleriens où la mémoire est déjà le thème majeur et qui s’inscrit d’emblée dans une œuvre romanesque majeure. Darman, exilé espagnol à Londres, est membre d’un réseau anti-franquiste. C’est une sorte de tueur à gage au service de la cause républicaine. La guerre est finie depuis une vingtaine d’années, mais la résistance est toujours active, et Darman est chargé cette fois de se rendre clandestinement à Madrid pour éliminer un traître. Cette mission ressemble à celle qu’il a accomplie une vingtaine d’années auparavant et qui va hanter son voyage, sa traque et ses déambulations clandestines dans un Madrid fantomatique. A la poursuite de celui qu’il doit tuer, il croit revoir dans une jeune chanteuse de cabaret, la Rebeca Osorio de jadis, la femme de son ami Walter qu’il avait froidement exécuté. Troublé, Darman ne peut s’empêcher de se sentir pris dans une toile d’araignée, dans un labyrinthe souterrain où un Prince des ténèbres continuerait, au bout de tant d’années, à ourdir les maléfices de la trahison et du crime. Obligé de remonter le fil de son propre passé pour ne pas commettre une gravissime erreur, il découvre le double jeu du principal responsable du réseau madrilène.
Beltenebros est un pur roman noir, inspiré dans sa forme du cinéma américain de l’entre-deux guerres, un thriller peuplé de fantômes taillés dans la chair vive de la mémoire, un roman de l’ombre qu’à chaque page éclaire le lyrisme d’un style flamboyant.
L'univers mis en scène par Molina est sombre, nocturne, mal famé, louche et tout à fait inquiétant. Avec le passé qui frappe à la porte de sa mémoire et qui ne demande qu'à entrer et tout recouvrir, Darman embarque dans une odyssée intérieure qui malmène ses certitudes. On assiste à un processus inéluctable : dans une progression macabre, l'intrigue se déploie jusqu'à étouffer le héros pour mieux lui ouvrir les yeux. Tous les éléments traditionnels du polar sont au rendez-vous : le héros fatigué et désabusé, la très belle femme énigmatique, la proie innocente ou non et l'organisation supérieure implacable. Mais le roman dépasse ces codes quand la manipulation que subit Darman vire au cauchemar. « On voulait que je refasse les mêmes pas, que j'entende exactement les mêmes sons qu'alors. » (p. 210) Antonio Munoz Molina insuffle à ses pages un petit air de David Lynch avec l'inquiétant glissement des choses et la perte de contrôle de son héros. « Après tant d'obscurité, chaque chose que je regardais devenait une incitation pressante à déchiffrer ce qui me crevait les yeux et m'imposait l'évidence hermétique de sa candeur. » (p. 85) le traqueur devient traqué et le mystère s'épaissit avant l'ultime épiphanie, alors que les ruines de la mémoire et de la compréhension se redressent lentement pour dévoiler l'évidence et faire sortir Beltenebros de l'ombre.
J'ai été subjugué par cette intrigue cauchemardesque. Mais il serait bien réducteur de cantonner Beltenebros à cette définition. Ce roman est également un hommage au roman noir américain et au cinéma du même genre. Beltenebros, c'est comme un vieux film en noir et blanc avec un héros en pardessus et feutre mou, une femme fatale en talons aiguilles et rouge à lèvres carmin, mais avec en plus l'angoissante certitude que tout n'est qu'apparence et que le rideau va bientôt se déchirer.