« Berlin – longtemps ces deux syllabes éveillaient de sinistres échos. Un ciel gris, un horizon de plomb. L’Est de l’Allemagne me faisait peur, sans que j’en sache bien la raison – l’addition, peut-être, de deux totalitarismes – et Berlin demeurait la capitale du Troisième Reich. A la chute du Mur, alors que j’avais suivi avec passion les révolutions pacifiques de l’automne, quelque chose de ma résistance disparut et Berlin devint une ville où je voulais aller sans savoir comment faire. » (Le chant des sirènes)
Paru en 2015 dans la collection rue des lignes des éditions La ville brûle, « Berliner ensemble » rassemble 22 textes courts écrits sur Berlin entre 2007 et 2014 par l’auteure et traductrice Cécile Wajsbrot qui partage (ou a longtemps partagé) sa vie entre Paris et Berlin.
Ville auparavant frappée d’un interdit, Berlin devient pour Cécile Wajsbrot une cité dangereusement attirante dès sa première visite, une ville dont il lui est désormais très difficile de repartir. Elle compose avec ses textes-fragments un portrait sensible et passionnant d’une ville en mutation, sous le signe de l’Ange de l’histoire de Walter Benjamin.
« Où est le présent ? me demandais-je dans les rues de Berlin, ne se tient-il que dans la tension entre passé et avenir ? Je me sentais happée par la vigueur d’un pays qui me semblait neuf – comme une Amérique avec une histoire. Berlin possédait à la fois les espaces immenses et vides d’un Nouveau Monde et le long parcours plus qu’accidenté du continent ancien. » (Le chant des sirènes)
Une question centrale hante ces textes, qui parcourent la période de la chute du Mur à l’époque actuelle de gentrification de Berlin, dans cette ville qui s’arpente autant dans le temps que dans l’espace de ses rues, celle de la distance à l’Histoire des habitants de la ville, allemands ou étrangers, pour peu que leur famille ait été marquée par cette Histoire, comme c’est le cas pour Cécile Wajsbrot.
Les gares et les trains ponctuent les textes de « Berliner ensemble », et d’autres lieux-traces dans l’espace et l’histoire des persécutions nazies, qui résonnent avec les traces mémorielles, comme ce parc où se tenait la prison de la Lehrter Strasse, dans laquelle Albrecht Haushofer écrivit les sonnets de Moabit.
« Ici le bonheur était chez lui. Et la détresse.
Ici mon enfant est venu au monde. Et dut partir.
Ici des amis me rendaient visite. Et la Gestapo. »
Masha Kaléko, Bleibtreu (Bleibtreustrasse 10/11)
Plusieurs chapitres évoquant la splendeur et la désolation de l’Est de la ville, les ruines et les traces effacées ou résistantes de la RDA et la transformation accélérée de Berlin font écho au «Pays disparu» de Nicolas Offenstadt (éditions Stock, 2018). Traces de la RDA, de la guerre et de l’histoire plus ancienne de l’Allemagne se superposent et s’entremêlent aux métamorphoses du tissu urbain, au fil des déambulations et observations de Cécile Wajsbrot, et l’on songera, plongeant dans cette dialectique entre présent et passé au carrefour des temps, au millefeuille passionnel et déchirant de Reinhard Jirgl dans ce même Berlin des années 2000 («Renégat, roman du temps nerveux» – 2005, éditions Quidam). Ville partout marquée par son histoire, Berlin semble aussi pour Cécile Wajsbrot être le lieu-pivot qui permet d’apaiser les fantômes du passé en regardant l’avenir.
« Voilà pourquoi marcher dans ce quartier est une expérience étrange. Il ne s’agit pas d’une simple promenade, ou plutôt, c’est une promenade dans le temps – non au sens où ce serait un voyage dans le passé, où ce serait remonter le cours du temps, mais au sens où, là plus encore qu’en d’autres endroits à Berlin, on touche au temps même, à la durée – une durée faite de discontinuités et de ruptures – et on comprend ce que signifie recommencer, la part de deuil qu’il y a dans ce mot, mais aussi la part d’espoir. » (Architecture)
Le titre du recueil, « Berliner ensemble », en écho au nom du théâtre fondé à Berlin par Bertolt Brecht pour y abriter sa compagnie après la guerre, un lieu qui se confond avec l’histoire du théâtre et de la littérature à Berlin, traduit combien ce recueil est aussi le livre d’une femme qui lit, observe et écoute les écrivains de Berlin, tel Peter Kurzeck lisant l’un de ses textes à la Maison de la Littérature (Une lecture), et sonde les empreintes mémorielles de l’histoire en littérature.
« … les écrivains sont bien fragiles, pensais-je en voyant son costume trois-pièces gris, son dos un peu voûté, sa façon de s’asseoir et de croiser les jambes – leur force tient dans les textes. Et eux se vident peu à peu jusqu’au moment de la disparition totale, jusqu’au moment où les livres peuvent enfin commencer leur vie propre. » (Une lecture)
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