Slavoj Žižek est un essayiste slovène, mondialement connu d'abord pour sa relecture des théories psychanalytiques du français Jacques Lacan. Je dis essayiste pour ne pas dire "philosophe connu du grand public", tant cette catégorie relève bien plus de l'insulte que de la reconnaissance d'une pensée féconde (Oui, je parle de toi, Finkie, mais aussi de toi, Nanard). Je pense que c'est assez clair : être connu pour ses essais philosophiques n'est certainement pas gage de qualité de la pensée ; entendons-nous bien, l'inverse n'est pas mieux, être un obscur inconnu n'est pas non plus une garantie de clairvoyance.


Mais revenons-en à notre Žižek. Bienvenue dans le désert du réel est une série de cinq essais sur le 11 Septembre 2001 et ses conséquences dramatiques sur le monde actuel. Attention cependant, Žižek n'est pas un fervent défenseur des réactions américaines à la suite de cette tragédie, et dès l'introduction, le ton est donné : "la liberté de pensée non seulement ne parvient pas à entamer la servitude social effective mais la soutient incontestablement. […] seule la liberté de pensée est garante de la servitude sociale." Paradoxalement pour Žižek, se targuer d'être un gardien, un défenseur ou un garant de la fameuse et universelle "liberté de pensée", ce n'est qu'une manière d'avouer son état d'asservissement à celle-ci. Bien plus qu'un idéal de bonté, cette notion est un système d’avilissement employé par une hégémonie américaine qui à l'époque développe une rhétorique simple pour justifier son intervention au Moyen-Orient : "Si vous n'êtes pas avec nous, vous êtes contre nous" signifiant en réalité "Nous sommes les défenseurs de la liberté de pensée, donc si vous n'êtes pas avec nous, vous n'êtes pas des défenseurs de la liberté de pensée, vous êtes donc les ennemis de cette même liberté que nous chérissons par-dessus tout".
Et Žižek enfonce encore la lame de la dure vérité dans la chair de notre ignorance : "Nos « libertés » elles-mêmes servent à masquer et à soutenir notre profonde absence de liberté."


Dans ces cinq essais, Žižek défend la position qui oppose deux types d'intégrisme : le premier est économique, c'est le capitalisme des Etats-Unis qui poussent la doctrine à son paroxysme ; le second est religieux, c'est l'intégrisme musulman. Mais il ne s'arrête pas là : pour lui, c'est le premier qui a encouragé la création du second, et pour se faire, un simple rappel historique peut suffire (bien qu'il ne s'en contente pas, loin de là) : qui a armé les Talibans pour renverser les régimes en place au Moyen-Orient ? Réponse : les Etats-Unis. Qui justifie son intervention en Irak pour lutter contre cette "gangrène" que sont les Talibans ? Réponse : les Etats-Unis. Si ceux-ci tentaient encore de justifier leurs interventions militaires comme expiations de leurs fautes passées, même si la démarche est inefficace, l'intention serait là ; or rien de tout cela : les Etats-Unis se veulent le "rempart contre la barbarie", agissant tels les "gendarmes du monde". C'est dans ce sens que Žižek explique le titre de ce regroupement d'essais : "Bienvenue dans le désert du réel" est la phrase de Morpheus à Neo dans Matrix quand il lui présente la vision désolée de la réalité en-dehors de la Matrice. "Le cœur de la passion du réel est cette identification avec le geste héroïque consistant à assumer pleinement le soubassement sale et obscène du Pouvoir : l’attitude héroïque de celui qui dit « Quelqu’un doit bien faire le sale boulot, allons-y ! », une sorte de miroir inversé de la belle âme qui refus de se reconnaître dans ce à quoi elle aboutit."


Je ne m'attarde pas outre mesure sur ces développements pour en venir à un passage particulièrement marquant dans une actualité française très récente. Depuis maintenant plusieurs mois, vous le savez tous, nous sommes dans un "Etat d'urgence", supposé faciliter la "lutte contre le terrorisme", pour ne pas dire la "guerre". Pour ne pas dire la guerre, car pour petit rappel étymologique, la guerre advient entre deux Etats, donc dire que "nous sommes en guerre avec Daesh" revient à considérer l'Organisation de l'Etat Islamique (et on ne soulignera jamais assez l'importance du terme "Organisation") comme un Etat, presque à le reconnaître sur la scène internationale. Donc, nous sommes dans un "Etat d'urgence" disais-je, état qui devrait d'après la volonté du gouvernement être non pas institutionnalisé, c'est déjà le cas (la loi du 3 avril 1955), mais constitutionnalisé. Je ne parle pas ici de la déchéance de nationalité, qui est un sujet différent.


Dans son livre, Žižek rappelle un événement historique lourd de sens aujourd'hui. Et comme je suis mauvais compteur, je m'efface pour le laisser parler :
"Sous Stroessner, le Paraguay était constitutionnellement une démocratie parlementaire « normale », garante des libertés ; cependant, l’amendement intégral de la Constitution était sans cesse ajourné puisque, comme le disait Stroessner, chacun vivait dans l’état d’urgence en raison du combat mondial de la liberté contre le communisme. Un état d’urgence permanent fut proclamé. L’état d’urgence n’était suspendu qu’un jour tous les quatre ans afin que des élections libres puissent se dérouler. Ces élections visaient à légitimer le rôle du parti du Colorado Stroessner qui remportait la majorité des suffrages à 90% : digne des scores de ses adversaires communistes… Le paradoxe voulait donc que l’état d’urgence fût l’état normal des choses alors que la liberté démocratique en était l’exception. […] La rhétorique actuelle n’est-elle pas celle d’un état d’urgence mondial qui, dans le cadre de la lutte contre le terrorisme, sert à légitimer la restriction de plus en plus grande de nos droits fondamentaux ? » […] pour « nous » défendre [contre les « terroristes qui se servent des libertés comme d’une arme contre nous »], il faut restreindre nos libertés… […] La distinction même entre état de guerre et état de paix est ainsi troublée ; nous entrons dans une période dans laquelle l’état de paix peut en même temps être un état d’urgence."
Aujourd'hui, plus de combat mondial contre le communisme, mais contre le terrorisme. Et pour augmenter les chances de succès de cette guerre contre le terrorisme, il faut restreindre nos libertés, dans la rhétorique du gouvernement actuel, c'est plus qu'une nécessité, c'est un impératif de survie primal, très bien assimilé par l'opinion publique, qui dans un récent sondage y est favorable, à 84% au lendemain des attentats de Novembre dernier, à au moins 65% encore aujourd'hui.


On a souvent entendu que la mondialisation se faisait à double tranchant : d'un côté les pays développés qui s'enrichissaient de plus en plus, et de l'autre un "Tiers-monde" laissé à l'abandon. Les choses, je suis au regret de le dire, n'ont pas changé, et se sont même aggravées. Aujourd'hui, l'autre, inconnu, venu d'ailleurs, d'en-dehors des pays développés s'enrichissant, l'étranger en somme, est réduit à l'image de l'immigré. Et cet immigré dérange, vous comprenez, il ne parle pas notre langue, il n'a pas notre culture, notre degré d'éducation, il a traversé la moitié d'un continent pour arriver chez nous, désireux de notre protubérance financière. Il est sale cet étranger, tout en guenilles et en mots arabes. Mais surtout, il est source d'un nouveau racisme, cet immigré, et je conclurais avec Žižek :
"Ce nouveau racisme propre au monde développé est en ce sens bien plus brutal que les précédents : sa légitimation implicite n’est pas naturaliste (la supériorité « naturelle » de l’Occident développé), et pas non plus culturelle (l’Occident désirant préserver son identité culturelle), mais s’appuie sur un égotisme économique totalement décomplexé. La division fondamentale passe entre ceux qui sont inclus dans la sphère de la relative prospérité économique et ceux qui en sont exclus. La vérité de ce protectionnisme, c’est la conscience que le modèle actuel de la prospérité du capitalisme avancé ne peut pas être universalisé."
On n'a même plus peur de l'autre de nos jours : on ne le supporte plus, on ne veut plus le tolérer, alors on l'affirme sans nuance, avec un dédain qui en a fait condamner plus d'un. On construit des murs, pour ne pas "accueillir toute la misère du monde", parce que tout de même, on vaut mieux que ça. Le véritable problème, c'est que nous sommes responsables de toute cette misère du monde, nous l'avons créé, en achetant du pétrole à l'OEI, en s'alliant à l'Arabie Saoudite et au Qatar, en intervenant militairement dans un pays qui n'était pas le nôtre mais qui, vous voyez, représentait "des intérêts économiques". Je ne suis pas sentimentaliste, encore moins politicien, mais tant que l'on en restera à des "intérêts économiques" pour régler les affaires du monde, la guerre, la famine et les attentats ne sont pas prêts de s'arrêter.

Xavier_Petit
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le 6 mars 2016

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