Dans tous les sens
Pratiquant la sociologie du travail sauvage, je distingue boulots de merde et boulots de connard. J’ai tâché de mener ma jeunesse de façon à éviter les uns et les autres. J’applique l’expression...
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le 1 oct. 2017
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Il faut attendre la page 469 pour voir apparaître la formule qui définit le pavé de R.H. Marijnissen : un état de la question (« status quæstionis »).
Cela dit, le lecteur perspicace pouvait s’en douter : après quelques formalités d’ouverture (avant-propos, biographie, etc.), l’auteur consacre à « L’interprétation de l’œuvre depuis le XVIe siècle » toute une partie, qui consiste à résumer chacune des publications de quelque importance portant sur le maître de Bois-le-Duc, depuis Guevara jusqu’à 1987. Ce travail colossal, qui pour le lecteur n’a rien d’un digest à expédier vite fait, bien fait, justifie à lui seul qu’on jette un œil à la somme de Marijnissen, pour peu qu’un s’intéresse un peu à Bosch. Du reste, il me semble que c’est ainsi que tout travail critique sérieux se doit de commencer, qu’il s’agisse de beaux-arts, de littérature ou de cinéma.
La suite est un « Essai d’interprétation », qui passe respectivement en revue les triptyques, les fragments de triptyques, les panneaux indépendants, les attributions contestées et les dessins. Suivent une rapide synthèse et des formalités de clôture (bibliographie, index). Entre-temps, l’auteur aura prévenu : « Dans l’état actuel des choses, les remarques qui vont suivre doivent être considérées comme des apostilles provisoires » (p. 94).
D’ailleurs, l’amateur éclairé n’aura pas manqué de remarquer que l’auteur attribue à Bosch des œuvres dont on ne lui reconnaît plus la paternité, et qu’inversement il tient pour apocryphes des pièces désormais reconnues comme étant de la main du maître. C’est le catalogue publié en 2016 par le BRCP qui fait aujourd’hui – pour le moment ? – autorité. On ne saurait en tenir rigueur à Marijnissen, qui fait avec l’état des connaissances en 1987, puis en 2007 dans une réédition mise à jour et augmentée de trente-cinq pages qui reprennent la même structure. (Elles fournissent d’ailleurs à l’auteur l’occasion de s’amender quant à « [s]es thèses antérieures un peu trop expéditives concernant Le Chariot de foin et “Le Jardin des délices” en tant que retables », p. xxxv).
De fait, il peut y avoir quelque chose de frustrant à suivre ce Bosch-là, qui semble moins construire que détruire : j’ai parfois eu l’impression de lire un de ces livres sur l’art préhistorique, dont l’idée principale est qu’on ne sait pas grand-chose sur l’art préhistorique… Mais c’est la conséquence de la démarche de Marijnissen, laquelle est un hommage indirect à la créativité d’un artiste chez lequel « Il y a […] une telle profusion d’images suggestives que même l’investigateur le plus sagace se laisse parfois aller au plaisir de l’interprétation » (p. 44). Du reste, l’auteur ne s’abstient pas de toute interprétation personnelle.
Jamais délirant – à rebours de Fraenger quand il élucubre, par exemple –, le propos convainc parce qu’il s’appuie sur des certitudes qu’on ne devrait jamais perdre de vue (ainsi le caractère religieux de tout retable dans le contexte des Pays-Bas autour de 1500) autant qu’il reconnaît des manques : par exemple « si le besoin se fait sentir d’une étude sérieuse des tableaux de Bosch sous l’angle de l’histoire du costume, il est tout aussi urgent de leur consacrer une étude ornithologique », p. 396).
Il y a peut-être trop d’intransigeance à écrire que « le présent ouvrage aurait dû être écrit en moyen néerlandais » (p. 6), mais il me semble qu’à l’inverse, ce n’est pas faire injure à Bosch que d’écrire : « Quiconque parle de simplicité au sujet de Bosch peut s’attendre à des réactions condescendantes. Or, il est certain que ce qui était simple dans le contexte spirituel de l’époque, est devenu aujourd’hui inaccessible aux méthodes analytiques de la philosophie de l’art, peut-être en partie parce que celles-ci manquent de simplicité » (p. 413). Il me semble aussi qu’une telle optique est plus pertinente que dans l’ABCdaire de Jérôme Bosch, des mêmes auteurs, peut-être parce qu’elle est ici plus détaillée.
Par ailleurs, dans les perpétuelles références aux travaux d’autres critiques, il ne faudrait pas voir une forme de suffisance ou de prétention intellectuelle : donnons raison à l’auteur quand il explique que « si nous mentionnons à chaque fois les points de désaccord entre les spécialistes, ce n’est nullement par esprit de chicane : il s’agit au contraire d’une réflexion sur la méthodologie habituellement utilisée en histoire de l’art » (p. 388). Derrière le propos de Marijnissen semble se profiler l’idée qu’un peintre si singulier que Bosch implique une approche tout aussi singulière.
De fait – et quitte à ce que cette critique radote –, on peut dire de toute la production boschienne ce que Marijnissen dit du Jardin des délices : « Faut-il commencer par le déchiffrement et la lecture de chaque scène séparément, dans l’espoir de découvrir ainsi la signification de l’ensemble ? Cette méthode est certes attrayante, sans doute parce qu’elle procède parallèlement au raisonnement logique qui, en partant d’observations et de prémisses, mène à des conclusions. Mais l’analogie de ces systèmes n’est-elle pas trompeuse ? […] Avant de se lancer à la recherche d’éléments cachés et cryptiques, il convient d’accorder un peu d’attention à des éléments qui s’imposent clairement » (p. 91, 92).
Une telle approche, marquée par la discipline de l’histoire de l’art, ne me paraît pas incompatible avec celle, plus intuitive et plus individuelle, qu’illustre Pierre Sterckx dans la Fourmilière éventrée. Elle ne me semble pas non plus contradictoire avec l’idée, présentée dans l’avant-propos, selon laquelle « la relation de l’amateur et de l’œuvre d’art est celle d’un couple d’amoureux. […] Il n’est pas exclu que cette relation soit basée sur un malentendu fondamental, qu’un jour peut-être l’amateur payera du prix de sa déception » (p. 6). En attendant que le malentendu se produise, s’il se produit, quiconque aime Bosch a tout intérêt à feuilleter – dans la mesure où on peut feuilleter un livre de cinq cents pages de 32×25 centimètres et qui doit faire dans les trois kilos ! – ce Jérôme Bosch, dont les reproductions, d’ensemble et de détails, sont bien sûr particulièrement abondantes et soignées.
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le 1 avr. 2019
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