Ce petit livre (86 p) qui tient facilement dans la poche, permet à Michaël Bourgatte de nous faire parcourir l’histoire d’un des chefs d’œuvre de Springsteen, un album qui ne ressemble à aucun de ceux qui l’ont précédé, ni à ceux qui l’ont suivi. Il en évoque d’abord la naissance : en janvier 82, Bruce vient de terminer le River Tour, tournée épuisante où il n’était pas rare que certains shows durent jusqu’à 4 heures (!) et il décide de travailler seul, au calme, chez lui, sur ses nouvelles chansons. Il fait donc l’acquisition d’un magnétophone portatif 4 pistes (tout nouveau à l’époque et qui ouvre aux artistes de vastes perspectives en termes de liberté de création) pour enregistrer des demos, brutes et sans fioritures, des versions totalement épurées. Entre le 3 et 4 janvier 82, il enregistre 15 titres dans le plus simple appareil. Puis le E Street Band est convoqué en studio pour en fournir des versions électriques. Mais voilà, ça ne fonctionne pas, les morceaux écrits par Bruce perdent de leur force avec le groupe. C’est son pote Steve Van Zandt qui lui conseille de garder les demos bien meilleures et les sortir telles quelles avec les imperfections qui font tout l’originalité et la puissance de cette œuvre ! On a en l’écoutant réellement l’impression d’être à côté de Bruce alors qu’il les interprète. En voyant arriver les bandes, sa maison de disques, Columbia, croyait à un travail préparatoire. Pourtant c’est cet enregistrement radical, sans concession, que Bruce veut sortir, aucune discussion à avoir. Pas franchement ce qu’envisageait Columbia de la part de celui qu’on présentait comme « Le futur du rock’n’roll » à ses débuts ! Il refuse même d’apparaître sur la pochette, une 1ère depuis 1974. Le résultat est un chef d’œuvre absolu, une chronique presque cinématographique de l’envers du rêve américain, dont l’auteur passe ensuite en revue chaque titre.
Le cinéma influence de façon directe Bruce : Louis Malle a réalisé un film nommé Atlantic City en 1980, Badlands de Terence Malick est une des sources d’inspiration pour la chanson Nebraska. Ce film de 1973 reprend l’histoire vraie de Charles Starkweather, un meurtrier en série de 19 ans qui s’est lancé avec sa petite amie de 14 ans dans une équipée meurtrière, comme s’il s’agissait d’une simple virée amoureuse. Mais Bruce a aussi inspiré les réalisateurs : c’est à partir de la chanson Highway Patrolman que Sean Penn a écrit et réalisé son excellent film de 1991, The Indian Runner, suivant assez fidèlement l’histoire racontée par Bruce. Ce dernier se révèle un auteur d’exception, dans la droite ligne de Woody Guthrie, Bob Dylan et Johnny Cash (qui reprendra lui-même en 83, 2 des morceaux les plus durs de l’album, Johnny 99 et Highway Patrolman). Springsteen mélange dans son écriture fiction et réalité, s’inspirant de son histoire familiale et de son enfance dans le New Jersey (My father’s house, Used Cars…) pour dénoncer les revers de l’individualisme et du capitalisme américains : la solitude, la violence, l’ultralibéralisme des années Reagan qui laisse beaucoup de monde sur le bord de la route, des laissés pour compte qui fuient en voiture vers un avenir supposé meilleur (Open all night), qui contemplent « ceux d’en haut » (Mansion on the hill) ou mise sur un coup de chance pour s’en sortir par exemple au jeu (Atlantic City). Tout ça n’est que du vent et les histoires de ces paumés qui cherchent à tout prix à échapper à leur condition, ayant toujours une raison d’y croire (Reason to believe), se finissent souvent mal ou alors (plus rarement) la fin est ouverte et c’est à chacun de l’imaginer (Highway Patrolman, State Trooper dans laquelle le narrateur conduisant aux petites heures semble prêt à sombrer dans la violence si on tente de l’arrêter). Mais Bruce est un raconteur d’histoires et ne juge jamais ses personnages. Il laisse chacun(e) se faire sa propre opinion.
C’est vrai que j’aurais aimé que certains thèmes ou passages soient un peu développés tellement ils ouvrent de portes mais le format réduit de cette édition ne s’y prête pas. Pourtant, alors que je connais bien l’œuvre de Springsteen, l’auteur m’a fait réfléchir et découvrir certains angles passionnants dans cet album, en particulier la place finalement omniprésente et vitale des femmes. Bien sûr, les protagonistes des chansons sont souvent des travailleurs du quotidien, durs à la tâche, dévoreurs de bitume, mais aussi alcooliques voire violents. Cependant, nous dit Bourgatte, « Nebraska nous dévoile aussi des héros masculins fragiles, en proie au doute et tout à fait incapables d’évoluer en société sans la présence de ces femmes puissantes qui sont à leurs côtés : celles qu’on aime et pour lesquelles on ferait tout (Open all night). L’épouse sans laquelle on n’est rien (Used cars). Et même la Vierge Marie, dans une vision plus religieuse de ce disque, qui semble apparaître ici ou là (Reason to believe) ».
L’auteur pose comme question de savoir si Nebraska est une « forme d’anomalie dans la carrière du Boss ou, au contraire, un moment d’apothéose peut-être jamais plus égalé par la suite ? ». Je penche très clairement pour la 2e solution. Bruce a essayé à 2 autres reprises de revenir en solo dans cet exercice de la chronique sociale, avec le très grand Ghost of Tom Joad en 1995 et Devils and Dust en 2005. Mais c’est bien ce Nebraska qui a constitué une rupture fondamentale dans son œuvre, montrant un visage assez différent, plus grave, plus conscient qui s’esquissait déjà dans certaines de ses chansons antérieures. Plusieurs des morceaux qu’il avait écrits pour Nebraska et qui n’ont pas été gardés, ont été utilisés pour son album suivant en 84 dans des versions très rock, à l’image de Born in the USA (là aussi très critique vis-à-vis de l’Amérique post Vietnam et du sort réservé aux vétérans) et Downbound Train.