Brûlant secret : le titre eût pu être mis au pluriel puisque ce recueil réunit quatre nouvelles. Le sujet ? L’amour comme toujours, exploré ici sous la forme de mystères à élucider.

Brûlant secret

C’est un jeune garçon qui vit le premier mystère. L’histoire se passe en Autriche, où un garçon d’une douzaine d’années, Edgar, est en vacances avec sa mère, le père étant resté au travail. Comme bien souvent à son âge, Edgar va tomber sous le charme d’un « grand » qui aura eu pour lui un peu d’égard, ici un baron coureur de jupons, qui va utiliser le fils pour conquérir la mère. Celle-ci est le prototype de la bourgeoise délaissée du XIXème siècle, qui n’attend que de vivre une folle aventure amoureuse. Elle aussi est en quête d’égards…

Edgar est un héros daté : il se demande bien ce que peuvent faire ensemble sa mère et le jeune homme qu’il admire ! Tel est le brûlant secret qu’il cherche à percer. Aujourd’hui où, à douze ans, on a déjà généralement visionné des vidéos pornos, cette naïveté vous ancre le récit dans des temps bien reculés. Parallèlement aux affres de la jalousie ressentis par Edgar qui se sent lâché par le baron, Zweig nous fait vivre les états d’âme de sa mère qui, si désireuse de concrétiser sa relation avec le don Juan, en vient à prendre en grippe sa progéniture. Après avoir fait capoter l’adultère puis fugué, le jeune homme acceptera de ne rien dire au mari de la dame, retrouvant une proximité perdue avec sa mère, de façon assez touchante.

On admirera comment Stefan Zweig amène le sujet à venir par une description des nuages, dès la première page du récit :

Dans le ciel flottaient de blancs et turbulents nuages comme on n’en voit qu’en mai et juin, - ces compagnons toujours jeunes et volages, qui courent en jouant sur la piste bleue pour se cacher soudain derrière de hautes montagnes, qui s’embrassent et ensuite se fuient, qui tantôt se chiffonnent comme des mouchoirs et tantôt s’effilochent en bandeaux et qui, finalement, comme pour leur faire une niche, mettent sur la tête des monts de blancs bonnets.

On trouve là la dimension d’enfance propre au récit, tout autant que le jeu érotique qui va s’installer entre la mère et le baron. Le secret ne va pas tarder à obséder l’enfant. Page 44 :

Il ne prêtait attention qu’aux deux visages qui lui faisaient face sur la banquette de la voiture, comme si, avec ses regards ardents, il eût pu, ainsi qu’un pêcheur avec sa ligne, capturer le secret caché dans les profondeurs luisantes de leurs yeux. Rien n’aiguise mieux l’intelligence qu’un soupçon passionné ; rien ne déploie mieux toutes les possibilités de l’intellect non encore mûr qu’une piste qui se perd dans l’obscurité. (…)
Edgar se voyait tout à coup plus près de l’inconnu, du grand secret, qu’il ne l’avait encore jamais été ; il le sentait là devant lui, encore inaccessible et indéchiffré, mais, malgré cela, tout près de lui. Cela l’excitait et lui donnait une gravité solennelle et soudaine. Inconsciemment, il se rendait compte qu’il se trouvait au terme de son enfance.

Car tel est bien le sujet de cette première nouvelle : le passage à l’âge adulte. Brûlant secret est une sorte de roman d’apprentissage, dans la lignée de l’Education sentimentale de Flaubert, même si ici l’initiation se fait, en quelque sorte, par procuration.

Conte crépusculaire

Le deuxième mystère concerne un adolescent. En vacances là aussi mais en Ecosse, Bob côtoie ses trois cousines, fort différentes par leur tempérament : Kitty l’aînée, distante, Margot la cadette, revêche, et Elisabeth la benjamine, plus timide. Un soir, une ombre blanche se jette sur lui pour une étreinte sensuelle. Le moment, délicieux, dure peu, la forme s’évaporant tel un fantôme. Pour trouver quelle est la jeune fille parmi les trois, le héros imprime la marque d’une médaille sur son bras durant la fugitive étreinte. Le lendemain, il découvre que c’est Margot, la deuxième sœur, qui la porte. La machine à fantasmes se met en marche : le jeune homme tente d’approcher cette jeune fille au caractère farouche, allant d’échec en échec. Jusqu’à ce qu’il tombe d’un arbre en ayant tenté de l’approcher à sa fenêtre. Il se brise une jambe, le voilà alité. C’est cloué au lit qu’il va comprendre pourquoi les cris de « Margot » faisaient fuir l’amante évanescente : c’est Elisabeth, la plus effacée, qui s’évaporait dès qu’on lui adressait la parole.

Notre héros aurait pu se mettre à aimer la jeune fille aux cheveux d’argent, mais Zweig se montre ici plus subversif : il continue à désirer la blonde Margot, finit par rentrer à Londres le cœur brisé. Des années plus tard, devenu un homme, il constate que Margot comme Elisabeth, qu’il n’a jamais voulu revoir, se sont mariées. Cette histoire marqua bien pour lui un crépuscule prématuré. Page 124 :

Il est un de ces hommes qui ne peuvent plus trouver d’attrait à l’amour ni aux femmes ; lui qui à une heure de sa vie avait réuni si parfaitement ces deux sentiments, aimer et être aimé, aucun désir ne l’a plus jamais poussé à rechercher ce qui était si précocement tombé dans ses mains tremblantes et débiles de jeune adolescent.

Un chagrin d’amour peut ainsi marquer une vie entière : le thème romantique par excellence, incarné ici par une ombre insaisissable glissant dans l’obscurité. Comme toujours avec Zweig, le style est au rendez-vous. Avec, comme toujours aussi, une tendance à l’emphase qui constitue ma seule réserve à son égard. Exemple page 110 :

Ses yeux versent des larmes brûlantes et il se rend compte avec plus de force, plus de netteté qu’aux deux minutes frémissantes de l’étreinte à quel point il aime Margot. Rien de ce qui existait jusqu’ici ne compte plus, ni l’ivresse, ni le frisson, ni le spasme de la possession, ni la colère devant le secret si bien gardé : l’amour emplit tout son être d’une douce mélancolie, un amour presque épuré, mais tout-puissant cependant.

Lorsque Zweig verse dans la grandiloquence, c’est à mes yeux là qu’il est le plus banal.

La nuit fantastique

De l’enfant puis l’adolescent, on passe à l’homme dans la fleur de l’âge. L’art de l’écrivain s’y déploie en majesté. C’est le baron de R. qui raconte, à la première personne du singulier, une journée et une nuit qui le changèrent en profondeur. Au point d’amener l’écrivain à relativiser la notion de moi. Page 129 :

Je viens d’écrire « je ». Mais ce mot-là constituerait déjà une équivoque, car il y a longtemps que j’ai cessé d’être ce « je » de naguère, de ce 7 juin, bien que quatre mois seulement se soient écoulés depuis lors, bien que j’habite dans l’appartement de ce « je » d’autrefois et que je sois en train d’écrire sur sa propre table de travail, avec sa propre plume et sa propre main. Mon être à présent est tout à fait distinct de l’être d’alors et précisément c’est cet événement qui m’a séparé de lui ; je le vois de l’extérieur tout à fait froidement et comme un étranger et je puis le décrire comme un compagnon de jeux, un camarade, un ami dont je sais beaucoup de choses et même l’essentiel, mais de qui je suis tout à fait différent. Je pourrais parler de lui, le blâmer, le condamner, sans même remarquer qu’un jour il n’a fait qu’un avec moi.

Le narrateur est comblé par la vie, ce qui a résonné pour moi en tant que lecteur… Plus généralement, cela renvoie avec notre société où tout est disponible à satiété. Page 132 :

Cependant, je puis dire avec certitude qu’à cette époque-là [seulement il y a quatre mois, ce qui marque bien la rupture évoquée] je ne me trouvais pas du tout malheureux, car presque jamais mes désirs ne restaient insatisfaits et ce que je demandais à la vie m’était presque toujours accordé. Cependant, le fait que je m’étais habitué à recevoir du destin tout ce que je voulais et que je ne trouvais rien d’autre à exiger de lui pouvait de plus en plus faire conclure à un certain manque d’intensité et à une vie en elle-même peu vivante. Ce qui alors inconsciemment s’éveillait en moi (…), ce n’était pas, à vrai dire, des désirs, mais simplement le désir d’en éprouver, le besoin de nourrir des vues plus larges, plus fortes, des ambitions moins facilement satisfaites, le besoin de vivre davantage et peut-être aussi de souffrir.

On le sait, la frustration entretient le désir. Une société qui les comble mène à l’atonie : c’est un peu la situation du narrateur. Tout va changer en une journée. Le narrateur se rend d’abord aux courses. Il goûte à l’ivresse de la liesse populaire, lui si élitiste dans sa vie et dans son comportement. Page 139 :

D’après la direction des têtes, je devinais le tournant auquel cavaliers et chevaux étaient à coup sûr maintenant arrivés sur l’ovale oblong du turf ; car de plus en plus anonyme, comme un seul cou tendu, tout ce chaos humain concentrait ses regards vers un point que je ne voyais pas ; de ce cou ainsi dressé sortait, en gargouillant, avec mille sons confus, une rumeur semblable au déferlement de la vague et dont le bouillonnement montait toujours ; et cette rumeur marine se prolongeait et s’enflait. Déjà elle remplissait tout l’espace, jusqu’au bleu firmament qui, lui, restait indifférent. Je regardai quelques visages : ils étaient convulsés, les yeux figés et étincelants, les lèvres crispées, le menton tendu en avant et les narines palpitant comme les naseaux d’un cheval.

Une hydre, un monstre à mille têtes. Au sein de cette foule enivrante, les regards du narrateur se portent sur les femmes. Page 142 :

Quelques belles femmes passaient près de moi ; je regardais avec effronterie, mais sans aucun désir intérieur, leurs seins qui palpitaient à chaque pas sous la gaze mince et je souriais en moi-même de leur embarras, mi-pénible, mi-voluptueux, lorsqu’elles se voyaient si sensuellement évaluées et si insolemment déshabillées.

Des lignes qui parleront à bien des femmes, à bien des hommes aussi… Cette « tiède volupté du jeu » finit pourtant par lasser le narrateur. C’est là qu’il tombe sur une certaine femme, remarquée d’abord pour son « rire incisif », « de ce rire qui jaillit tout chaud et comme effarouché des ardentes profondeurs de la sensualité ». L’homme joue d’abord à l’imaginer, sans se retourner. Tout faux. Page 144 :

A ce moment-là, elle s’avança. J’ouvris les yeux, mais ce fut une déception. Je m’étais complètement trompé ; tout en elle était différent de la représentation que je m’étais faite ; je ne sais quelle malignité avait voulu que ce fût même tout le contraire. Elle portait une robe blanche et non pas verte. Elle n’était pas svelte mais forte, et elle avait de larges hanches ; nulle part, sur sa joue pleine, n’était posée la mouche que j’avais rêvée.

Cette déconvenue est importante : l’expérience que va vivre le narrateur relève en effet du décentrage. La femme qui le charme n’est pas son genre habituel, les lieux qu’il va fréquenter ensuite lors de cette nuit fantastique non plus. C’est cela qui va déchirer la carapace que l’habitude avait forgée autour de lui. Ce qui le fascine c’est classiquement, la morgue de cette femme qui, page 147,

jouait aussi froidement avec moi que moi avec elle et j’étais obligé, tout en la haïssant, d’admirer la technique raffinée de son audace, car, tandis qu’elle m’offrait avec une fausse dissimulation les charmes de son corps, elle se laissant en même temps caresser par les murmures de son compagnon, se donnant et se reprenant à la fois, et dans les deux cas rien que par jeu. A vrai dire, j’étais irrité car je détestais chez les autres cette sensualité froide, méchante et calculatrice, que je sentais (presque à la manière d’un inceste) semblable à ma propre insensibilité raffinée.

L’analogie avec l’inceste est audacieuse. La dame finit par rentrer avec son mari grassouillet, après un événement crucial : le jeune homme a mis le pied sur l’un des tickets de tiercé que le mari avait laissé échapper et ce ticket s’est révélé gagnant. Il s’agit bien d’un vol, acte hautement subversif pour le narrateur, qui y découvre une volupté inattendue. Cette sensation nouvelle va l’inciter à poursuivre sa plongée dans des abysses jusqu’ici par lui inexplorées : c’est dans une fête foraine qu’il se retrouve le soir. La description de la plèbe vaut celle du champ de courses. Beaucoup aimé, en particulier, page 167, cette métaphore éloquente : « Je regardais les servantes, aux robes soulevées, se faire lancer par les balançoires, en poussant des cris perçants de plaisir qui paraissaient sortir de leur sexe ».

Je m’attendais à ce qu’il finisse la nuit entre les cuisses d’une prostituée, pulpeuse à souhait, reflet accentué de la dame du tiercé. Zweig a choisi une autre option : c’est bien une prostituée qui l’attire vers le côté obscur de la rue mais exsangue, pitoyable, peu appétissante. Lancé sur la pente inexorable du vice, le narrateur ne résiste pas, pourtant à la suivre. Lorsqu’il sera pris au piège, face à des marlous qui veulent le dévaliser, il y consentira, déstabilisant ses agresseurs. Il y aura perdu quelques couronnes mais gagné un bien autrement plus précieux : une vision bien plus large de lui-même. Magnifique.

Les deux jumelles

La dernière nouvelle est la plus faible des quatre. Moins cohérente avec le reste puisqu’on casse la progression en âge d’un personnage masculin pour se concentrer sur deux femmes. Moins profonde aussi dans sa signification. Une paire de jumelles se ressemblant comme deux gouttes d’eau, d’une beauté stupéfiante, depuis l’enfance en compétition permanente, va emprunter des chemins radicalement opposés : Hélène, comme celle de Troie, va incarner le vice ; Sophie, qui signifie sagesse, va choisir la vertu. Hélène quitte un jour le foyer familial où leur mère se débat dans la misère, décidant de mettre à profit ses atouts : elle va collectionner les amants et leur soutirer à chaque fois leur fortune. Comme le frère qui enviait l’enfant prodigue dans la parabole de l’évangile, Sophie se languit de son triste sort. Page 204 :

Ce n’était pas la vie dissolue que menait Hélène qui lui déchirait le cœur, mais le regret d’être restée sourde aux propositions de ce gentilhomme qu’avait suivi sa sœur, d’avoir laissé échappé tout ce que tenait Hélène et qu’elle lui enviait secrètement : son pouvoir sur les hommes et son existence fastueuse. Pendant que celle-ci menait la belle vie, elle continuait d’habiter une chambre glaciale où la nuit les plaintes du vent venaient rejoindre celles de sa mère [joli].

Sentant qu’elle ne pourra pas lutter avec l’éclatante réussite de sa sœur, Sophie choisit un autre terrain en se cloîtrant, devenant ainsi une figure de la sainteté. Hélène réussira pourtant à l’entraîner de son côté, en lui mettant dans les pattes un bellâtre irrésistible. Dès lors, les deux sœurs vont faire des ravages, et continuer à s’enrichir.

Mais tout lasse, tout s’efface, notamment la beauté des femmes, n’est-ce pas ? Les deux sœurs finissent par se retrouver isolées. Elles s’exilent à l’étranger en léguant le reste de leur fortune à un « pieux asile ». De cette fortune, on tirera de quoi faire construire deux tours qui les symbolisent aujourd’hui.

* * *

Une nouvelle preuve éclatante du talent d’orateur de Stefan Zweig, décidément doué pour les récits courts. A ranger aux côtés de La Confusion des sentiments, Lettre d’une inconnue, Vingt-quatre heures dans la vie d’une femme et Le joueur d’échecs.

Jduvi
8
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le 8 janv. 2025

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