"Ma vie n'a rien d'extraordinaire. Mais ma façon d'y penser, la transforme."
Voici le projet un peu démesuré de la Pléiade : publier les carnets de Paul Valéry (261 au total, soit 26 600 pages), qui couvrent cinquante-et-une années de la vie de l’écrivain. Chaque matin, à l’aube, il notait quelques phrases, qui pouvaient prendre la forme de longs paragraphes ou de courtes sentences. A la fin de sa vie, Valéry travaillait à une sorte de classement de ces réflexions, entreprise qui n’a malheureusement pas abouti. Ce sont donc les éditeurs qui ont élaboré une table des matières, en mettant au jour certains thèmes, et en regroupant autour de ceux-ci les différents morceaux épars. Le tome 1 se divise en douze parties. « Les cahiers » présente le projet d’écriture de Paul Valéry ; « Ego » est un portrait de l’homme (sans doute le plus intéressant du volume, d’ailleurs), tandis qu’« Ego Scriptor » se concentre sur l’auteur. « Gladiator » reflète l’exigence exceptionnelle du quotidien, le combat intellectuel, de celui qui se qualifiait de « cavalier spirituel ». « Langage » réfléchit sur la transformation des émotions et des idées en mots ; « Philosophie » s’attache à certains systèmes de pensées ; « Système » est fondé sur les recherches algébriques. Là où « Psychologie » décortique le fonctionnement de l’esprit humain, « Soma et CEM » (Corps-Esprit-Monde) analyse les mécanismes complexes du corps. Enfin, « Sensibilité » est proche des sens, « Mémoire » tente d’approcher le phénomène de l’oubli, et « Temps » s’acharne à comprendre le présent.
Cet agencement ne va pas sans répétitions ni redondances. Cependant, il a le mérite d’établir un ensemble cohérent, essentiel pour qui veut approcher la pensée de Paul Valéry. L’intérêt est résolument du côté du fond, car la forme est fragmentaire, voire lapidaire. Ce qui frappe plus que tout, c’est l’extrême rigueur de cet homme, sa volonté extraordinaire de s’élever par l’écriture, et d’atteindre la conscience, la connaissance idéales.
Extrait (Ego) :
Thermométrie.
A un certain âge tendre, j’ai peut-être entendu une voix, un contr’alto profondément émouvant…
Ce chant me dut mettre dans un état dont nul objet ne m’avait donné l’idée. Il a imprimé en moi la tension, l’attitude suprême qu’il demandait, sans donner un objet, une idée, une cause, (comme fait la musique). Et je l’ai pris sans le savoir pour mesure des états et j’ai tendu, toute ma vie, à faire, chercher, penser ce qui eût pu directement restituer en moi, nécessiter de moi – l’état correspondant à ce chant de hasard ; - la chose réelle, introduite, absolue dont le creux était, depuis l’enfance, préparé par ce chant – oublié.
Par accident, je suis peut-être gradué. J’ai l’idée d’un maximum d’origine cachée, qui attend toujours en moi.
Une voix qui touche aux larmes, aux entrailles ; qui tient lieu de catastrophes et de découvertes ; qui va presser, sans obstacles, les mamelles sacrées de l’émotion ; qui, artificiellement et comme jamais le monde réel n’en a besoin, éveille des extrêmes, insiste, remue, noue, résume trop, épuise les moyens de la sensibilité,… elle rabaisse les choses observables… On l’oublie et il n’en reste que le sentiment d’un degré dont la vie ne peut jamais approcher.