Quand soudain, un vrai roman.
Les avantages de l'ignorance sont nombreux, pour le lecteur averti. La difficulté réside dans l'équilibre fragile entre une habitude de lecture et de culture solide, et une naïveté intellectuelle parfaite.
En commençant mon livre (choisi sur les étals de ma librairie préférée donc en toute confiance, d'autant plus que doté d'une magnifique couverture ainsi que d'un titre curieux), je croyais lire un ouvrage flambant de modernité intelligente : un vrai style caractérisé par la compétence grammaticale et l'inventivité, aussi fluide et classique que surprenant, un contexte historique trop critique et trop signifiant pour ne pas avoir été choisi sciemment, une progression rapide et sans lourdeur ni bétonnage, des personnages normaux et normatifs à la Balzac mais qu'on croiserait dans nos rues, pas dans celles de Balzac ni, croyais-je celles du Moscou des années 30.
Et en fait, il s'avère que je suis un gros naze : traduit et publié princeps en 2013 en France, l'ouvrage date pourtant de 1930. L'explication est plus simple : Romanov est un auteur monstrueux, manifestement. J'en sais peu, les notices biographiques nous le présentent comme un membre de la petite noblesse déchue, poussé dans l'écriture par Trotski et s'intéressant aux petites gens et aux conflits moraux et mentaux qui les tiraillent au moment soviétique de l'Histoire russe, aux conflits frontaliers et frottements complexes entre classes (et non aux grandes théories où les classes seraient monolithiques et leurs frontières, propres et lisses). Visé par Maïakovski comme l'ennemi de classe, critiqué et mis à l'écart par le Parti car pas assez simpliste, il n'aura manifestement jamais été reconnu à sa juste valeur, surtout à l'étranger.
Or son style, d'abord, relève encore de la littérature russe classique, ses périodes sont fluides et tout à la fois roulent des blocs de sens, des propositions qui ressortent hors du rythme mais portant le coeur de l'idée du texte ; comme un grand fleuve calme et les rochers qui affleurent en roulant au fond. Néanmoins le texte avance sans peine sous les yeux, avec des chapitres brefs, une capacité à éclater l'intrigue en fils parallèles et entrecroisés, et à ne pas insister sur les liens logiques et temporels (voire à les sous-entendre), laissant le lecteur construire le texte seul.
Les personnages, ensuite, ne sont que les humains normaux, moyens, sans traits héroïques ni traits scandaleux, que l'on peut trouver derrière la porte des voisins ou celle de sa propre conscience. Le héros vit ce que pouvait vivre un membre de l'intelligentsia au moment où cette dernière devient l'ennemi intérieur ; ses valeurs vivent ce que pouvaient vivre les idéalismes pacifistes et discrètement altiers au moment où la mode et la norme deviennent une simplicité pragmatique aggressive et sans fard. Kisliakov déteint, se tord sous l'effort, se voit retordre sous les efforts du monde autour de lui, se détord et se retord à nouveau, pendant que sa femme, son ami et son épouse, ses collègues, tous ceux qui l'entourent, se tordent également. On lit ce que pouvait être la zone de remous entre l'ancien monde et le nouveau, la zone de trouble et de boue soulevée entre deux classes, deux idéologies, deux manières d'être au monde.
Et puis l'on constate, bien entendu, que rien de bon ne pouvait sortir de ces remous et de cette boue.
Pas de discours politique pourtant, dans ce livre, pas d'analyses explicites de systèmes ; seulement du roman. Des percepts, des personnages, et que le lecteur se débrouille pour penser à partir de là.
Ce livre est génial, et force la pensée à rouler elle aussi, au rythme du roman, et après le roman.
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