Il fallait que je lise le livre avant de voir le film. Les images, le pitch, l'ambition démesurée de six histoires connectant d'innombrables personnages à travers l'espace et le temps... exactement le genre d'oeuvre-somme qui me fascine. Le pavé de David Mitchell est-il à la hauteur du défi narratif ?
De 1850 à un lointain XXIVème siècle (à peu de choses près), l'auteur tente de décoder la trame de l'Histoire à travers le destin de personnages aux aspirations et aux situations fort différentes. Les six époques traitées dans ce livre à l'épaisseur dostoïevskienne donnent chacune lieu à une nouvelle écrite à la première personne et au genre à chaque fois radicalement différent. Le journal du voyage en mer d'Adam Ewing n'a ainsi strictement rien à voir avec la correspondance du jeune génie musical Robert Frobisher, tout comme les pensées ironiques d'un homme vieillissant assailli par des malheurs aux relents picaresques n'ont, à première vue, rien de commun avec l'enregistrement de l'interrogatoire d'un clone rebelle dans une cité futuriste de Corée du Sud.
Telle est la principale force de ce roman-univers: une maitrise de l'écriture qui en fait un caméléon littéraire, réellement capable de vous projeter dans de fabuleux voyages temporels. Mitchell se glisse apparemment en un tournemain dans des univers qu'il manipule avec un rare brio, que ce soit par une recherche documentaire stupéfiante (pour les époques du passé) ou par une imagination électrisée et un jeu linguistique avancé (pour les époques du futur, où il "réinvente" à chaque fois la langue). Expérience schizophrène s'il en est, "Cartographie des nuages" ou "Cloud Atlas"(si vous lisez ceci après février 2013, il est fort probable que vous trouviez ce livre avec son titre anglophone et la tête de Tom Hancks sur la couverture. Ho, et puis, il n'y a pas eu de fin du monde...) diffuse la parfaite illusion d'avoir été écrit par 6 auteurs bien distincts, et rien que pour ça, ça vaut la peine de s'y pencher.
Deuxième force: la subtilité. Tout en mélangeant gravité et humour d'un délicieux cynisme, Mitchell parle d'amour sans être mièvre un instant, de mort sans être larmoyant, d'esclavage sans être réducteur et d'éternel retour des choses sans user de trop grosses ficelles de la métempsychose. Tout est suggéré, distillé, par des détails, des allusions, des rêves et des intuitions. Paradoxalement, cela nous amène à la principale faiblesse du livre, mais une faiblesse de taille: les "liens" unissant les six univers finissent par sembler vains. A force de ne vouloir insister sur rien, le livre pourra faire sombrer le lecteur dans la perplexité: quelle est la plus-value de cet exercice littéraire ? Nourrit-il vraiment la réflexion thématique ? La cohésion de l'ensemble est très fragile, parfois même frustrante. En lisant, je n'ai pu m'empêcher de penser aux "Voix du feu" d'Alan Moore qui, avec une construction assez semblable, était parvenu à une véritable "révélation" de type spirituel. Il n'y en a pas dans "Cartographie des nuages".
C'est un parti pris comme un autre, mais qui m'a laissé sur ma faim. Il manque quelque chose, un tout petit quelque chose pour se sentir vraiment rassasié. La frustration est une composante essentielle de l'oeuvre, qui en joue: les 6 histoires sont littéralement coupées en deux: les 5 premières moitiés s'enchainent, la sixième histoire est racontée dans son intégralité et les 5 deuxièmes moitiés se suivent en sens inverse. Bref, tout commence et finit avec le voyage d'Ewing, imbriqué en son milieu dans d'autres instants de l'univers, trouvaille artistique reprise de façon musicale ou scientifique au sein même de certaines histoires. Inutile de vous expliquer en profondeur, tout devient limpide en lisant. Il me faut cependant avouer que les premières parties se contentent généralement d'installer des ambiances, parfois en s'éternisant sur des faits plutôt anodins, ce qui risquera d'ennuyer les moins patients d'entre vous (moi-même, j'ai parfois eu du mal). Ce n'est que dans leur seconde partie que les histoires deviennent vraiment palpitantes et que le suspense s'emballe. De même, l'auteur dévoile enfin des moments de franche poésie dont certains m'ont tout simplement foutu des frissons. Un bon 7, rien que pour ces quelques phrases incroyables qui me font dire que le roman aurait pu aller bien plus loin dans le vertige métaphysique.
N'empêche, une deuxième lecture s'impose, tant je pressens que l'oeuvre y gagne en profondeur...
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