Éloge de la molle
Nous voilà plongés dans la France du début du XXe siècle, découvrant le Paris de l'époque via les yeux d'une jeune danoise de bonne famille. Oui, rien qu'en posant le décor, le récit s'annonce...
le 20 oct. 2015
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Le roman démarre fort : cette Kristina qui, face à René manoeuvrant leur barque, subjugue l'homme auquel on l'a promise. Page 10 :
D'un geste somnambulique, elle tire l'épingle en corne qui nouait son chignon. sa chevelure, libérée, se déploie, hirsute, volcanique, et, un instant, elle a l'air idiot d'un diablotin. Sous le poids des boucles auburn, la crinière ploie et plonge enfin dans l'eau.
C'est elle qui prend l'initiative ce qui, en cette fin du XIXème siècle, ne devait pas être chose courante. Page 12 :
(...) Kristina se redresse soudain, rabat ses cheveux dégouttant sur son visage, lève sa jupe et son jupon, genoux ouverts, s'exhibe (...), attrape la main de son promis, se la colle comme il faut, d'un coup, bien au fond, s'aidant d'une flexion rapide de ses jambes agiles en poussant un soupir victorieux.
L'indomptable Kristina épousera "son René" comme dirait Céline Dion, sans opposer aucune résistance. Mais ce sera pour rapidement prendre un amant officiel, son médecin, et, plus tard, se séparer de son mari resté en Afrique.
De cette union, naît Rose, notre héroïne. Ayant quitté son insaisissable père adepte des paradoxes, méprisée par sa mère retournée à sa maison familiale danoise, la voilà qui débarque sans le sou à Paris. Elle va rapidement se faire embaucher dans un bar lesbien - il ne devait pas y en avoir beaucoup au début du XXème siècle - en échange du gîte et du couvert. C'est là qu'elle croisera Louise, sa bienfaitrice qui deviendra son amante pendant de nombreuses années.
Louise comment ? Louise Michel. Cela, on ne l'apprendra qu'au détour d'une phrase. Voilà qui éclaire la personnalité hors norme de cette femme qui affiche son homosexualité, acquiert une voiture à son nom, réunit dans son salon dénommé "le Nid" toute une société éprise d'émancipation. Par saut de puces, on suit leur histoire, avec il faut le dire moins d'intérêt que ne le laissait espérer la scène d'ouverture : le roman prend rapidement un tour plus académique. L'histoire de Rose sera l'occasion d'évoquer entre autre l'affaire Dreyfus et la première guerre mondiale. Un jour, un bébé lui sera livré, celui de sa cousine qui vient de périr dans un accident de voiture. L'événement provoquera la rupture d'avec Louise et la ramènera, son Ida sous le bras, au Danemark, pour assister aux funérailles de sa mère. Elle y retrouvera son ancienne nounou, Zélada, restée fidèle à sa maîtresse Kristina.
Ce coeur changeant, voilà un titre intrigant. Il rappelle le court roman de Flaubert, Un coeur simple. De fait, l'écriture d'Agnès Desarthe, dense, travaillée, m'a évoqué celle de la fin du XIXème siècle. Le romanesque qui s'en dégage donne à l'ouvrage un côté un peu suranné. Quel sens y a-t-il à écrire de cette façon en 2015 ? Sans compter que l'écrivaine n'est pas exactement Flaubert ou Balzac... Détaillons un peu.
Certaines métaphores sont assez pauvres, comme celle-ci, page 68 : "Elle ne l'avait pas entendue revenir, perdue dans ses pensées, comme Hansel et Gretel au coeur de la forêt". Page 93 : "Certains mots, comme des acteurs sur une scène de théâtre, occupent tantôt l'avant-scène, tantôt la coulisse". Page 165 : "Ses dents claquaient si fort qu'elle devait serrer les mâchoires en étau pour éviter qu'elles ne se brisent" puis "Les heures passaient avec une lenteur pesante". Tout cela n'est pas très puissant littérairement.
Heureusement d'autres métaphores sont plus originales. Page 114 :
"Vois-tu, petite, commence-t-elle (mais le mot petite entre ses lèvres est râpeux et épais, comme si elle devait cracher une bûche)...
Ou page 190 : "Son souffle s'alourdit, un lion mort écrasait sa poitrine." La suite est une réflexion assez riche sur les souvenirs et l'usure du temps :
Si les moments de félicité passaient, il valait mieux ne pas les vivre, car en les vivant, [virgule de trop ici à mon sens] on les usait, en les vivant, [idem] on les faisait finir. Elle songeait à son trousseau, nappes brodées, serviettes à thé et à déjeuner assorties, avec fleurettes au fil gris, taies d'oreiller en métis (...). Jamais on ne se servirait de la nappe, ainsi elle ne s'abîmerait pas (...). Ce trousseau que personne n'avait préparé, dans lequel des aiguilles imaginaires ne cessaient de sa planter en vain (...) connaîtrait moins de corruption que celui d'une vierge, que celui d'une nonne. Les instants parfaits, il valait mieux les rêver, car ainsi on ne les perdait pas.
Page 195, on fait la connaissance du duo Ernest et Arthème, qui va séduire Rose. Leur description est assez jolie, nonobstant une métaphore plate pour finir :
Malgré leur obstination à la débauche, ils peinaient à s'abîmer. lls avaient été trop bien nourris, trop choyés, trop caressés par leur mère dont le lait coulait encore dans la mémoire de leurs veines, de leurs organes. Ils avaient été irrigués d'amour, si bien que la mauvaise vie ruisselait sur eux comme l'eau sur le dos d'un canard.
Page 233, à l'enterrement de Ronan de Senonches, le riche mari de Louise mort sur le champ de bataille, un chapeau féminin permet d'évoquer l'horreur des tranchées :
Rose avait passé la cérémonie à examiner ce couvre-chef, comme si elle avait sous les yeux les entrailles ouvertes du jeune soldat dont le ventre avait, durant un instant de volupté illicite, enfermé la main du mari de Louise.
Deux pages plus loin, bien aimé cette phrase décrivant Louise :
"Va pour le petit Danemark, avait accordé Louise, tentée de s'affranchir des décors chargés et bourgeois de son enfance, sans jamais trouver quoi mettre à la place, car elle manquait d'imagination. En, elle la volonté occupait tout l'espace.
Voilà une phrase toute simple mais très éloquente. Page 265, Rose hésite à garder le bébé qu'on lui a livré :
Elle veut le jeter. Plus loin que la fenêtre. Elle veut le jeter dans le passé, jusqu'à hier. Hier où rien de cela n'existait.
Puis, dans le même ordre d'idée, page suivante :
Elle berce la petite fille. Baise son front trempé. Lui dit toutes sortes de phrases sans queue ni tête puisées ailleurs que dans son cerveau. Puisées dans un monde qu'elle ne connaît pas. Un monde dont Ida vient de lui ouvrir la porte.
Plutôt bien senti, même si la succession de phrases courtes est ici assez complaisantes - et anachronique par rapport au style général du roman.
Dernier exemple de métaphore percutante, page 313, s'agissant de Laure, la femme d'Arthème :
Elle avait l'habitude, l'habitude d'être belle, sans lassitude, avec une joie de petite fille qui sourit quand on la complimente [bof]. Mais Arthème n'avait jamais remarqué la couleur de ses yeux. Pas plus que sa beauté. Il se disait parfois, une main sur son sein rond et haut, qu'elle était parfaite, de la même façon qu'il aurait constaté, sous les trait d'une addition, que la somme était juste [joli]. Cela ne lui procurait pas plus d'émotion.
Cet ultime passage résume bien le style d'Agnès Desarthe : de belles trouvailles côtoient certaines platitudes. Des maladresses aussi : un chapitre consacré à une fumerie d'opium totalement abscons et qui semble une péripétie gratuite dans le récit, un ou deux passages à la première personne du singulier, qu'on ne s'explique pas plus... Mais ce qui est prégnant, c'est cette impression tenace d'une écriture datée, qui a entamé mon plaisir de lecteur.
Revenons au titre pour conclure : en quoi diable ce coeur est-il changeant ? Rose me semble au contraire d'une fidélité parfaite puisqu'on ne lui connaîtra aucune autre liaison que sa Louise adorée. Sans compter que le titre sonne assez mal : à verser dans la colonne des maladresses. Le roman-pour-adultes de cette spécialiste de la littérature jeunesse laisse décidément une impression positive, mais en demi-teintes. Un 7 typique.
Créée
le 23 oct. 2024
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