Cela faisait longtemps que je voulais lire une œuvre d’Orhan Pamuk.A vrai dire, je ne savais pas vraiment par laquelle commencer. Puis je suis tombé sur Cette chose étrange en moi. Le fait que le romancier turc s’intéresse à une famille modeste et populaire, qu’il fasse courir une destinée familiale sur quatre décennies et qu’Istanbul soit son lieu d’observation privilégié m’ont décidé à m’embarquer sur ce livre ambitieux. J’ai vraiment adhéré à ce dépaysement sociologique car la Turquie,avant de s’occidentaliser ces vingt dernières années, était un pays extrêmement rude où sévissait le mariage arrangé, les ruptures familiales ( car à la campagne, on ne pouvait pas faire vivre une famille, et le père de famille partait gagner sa vie en ville en emmenant un ou plusieurs de ses enfants) et la femme réduite à un rôle social des plus basiques. A travers Mevlut, sa bande de cousins,son père et les femmes de son clan, Orhan Pamuk décrit avec justesse cette ancienne Turquie où la vie était loin d’être rose tous les jours.Pourtant, le fil rouge de ce récit est une histoire d’amour contrariée, où chaque protagoniste aura un rôle plus ou moins flatteur. D’où les plus de 800 pages pour pouvoir justifier ces moments rocambolesques se déroulant sur près de quarante ans. Orhan Pamuk,ne se contentant pas du fond de son roman, amène une forme inédite dans sa littérature, à savoir ne pas choisir un seul narrateur mais plusieurs par moments.Tout le monde a la parole et ce qui est intéressant est que certains personnages peuvent contester la version d’un autre.Ainsi, le lecteur, via cette juxtaposition d’avis, se forme sa propre opinion sur des moments du récit.Un dispositif très osé et original où la narration l’emporte sur le dialogue.Si les personnages se confrontent moins à coup de tirades, leurs points de vue se répondent par récits approbateurs ou contradictoires.Bien sûr, cette gymnastique narrative demande au lecteur d’accepter une mécanique particulière pour pouvoir suivre le récit mais que cette communication indirecte est bien vue pour le rendre plus dynamique. Même si le personnage de Mevlut, vendeur de boza ( un genre de yaourt peu alcoolisé), est central,d’autres surprennent de par leurs postures ou leurs implications.Tous participent à l’évocation d’Istanbul de la fin des années 70 au début des années 2010. Une ville qui s’est peuplée, transformée et qu’Orhan Pamuk juge sans complaisance.L’essentiel consistant à rester en phase avec la réalité de la cité stanbouliotte comme le personnage de Mevlut. Même si celui-ci semble préféré l’Istanbul passée de la cité moderne qu’elle est devenue.Voilà un roman que je vous conseille si vous voulez vous engager dans une lecture active où rien n’est jamais gratuit.Cette chose étrange en moi est un voyage émotionnel et sociologique pour comprendre des individus turcs à travers la marche inexorable d’une de leurs grandes villes. C’est un très grand moment de littérature à savourer et à comprendre que vous ne regretterez pas.