J'ai bien cru que je ne viendrais jamais à bout de ce pavé, et pourtant je m'en serais voulu de passer à côté. Quelle somme de travail, quelle fresque, monsieur Pamuk !
L'auteur justifie pleinement son prix Nobel de littérature avec ce nouveau roman (paru en 2014 mais traduit en Français cette année, merci Gallimard). Un roman qui va bien au-delà du simple récit pour tendre à la fois vers la chronique, le roman historique et la biographie d'un genre nouveau, celle d'une ville, d'une capitale, d'un centre névralgique : Istanbul.
Pour s'en convaincre, et avant même de débuter la lecture, il suffit de lire attentivement le titre complet du roman : "Cette chose étrange en moi. La vie, les aventures, les rêves du marchand de boza* Mevlut Karatas et l'histoire de ses amis, et tableau de la vie à Istanbul entre 1969 et 2012, vue par les yeux de nombreux personnages". Rien que ça. Donc, vous êtes prévenus, il s'agit d'un roman choral où pas moins d'une dizaine de narrateurs se succèdent, parfois en l'espace de quelques phrases. Voici mon seul vrai "reproche" : bien que n'ayant pas de problème particulier avec le narration polyphonique, le fait que seule celle de Mevlut, le personnage principal, soit impersonnelle alors que toutes les autres utilisent le "je narratif" m'a perturbée et n'a pas facilité mon immersion dans un univers pourtant fascinant. Ajoutez à cela une chronologie des événements qui tarde à se mettre en place, et des noms propres turcs difficiles à prononcer ou à retenir pour qui ne parle pas turc, je dois avouer que j'ai "galéré" avec les 250 premières pages, soit à peu près un tiers du roman.
Mais j'ai très bien fait de m'accrocher car une fois totalement immergée dans le bouillonnement d'Istanbul, une fois mes repères géographiques posés, une fois mon intérêt et mon affection attachés aux personnages des familles Aktas et Karatas, c'est allé comme sur des roulettes et je n'ai plus goûté que la beauté de la langue (chapeau à la traductrice), la magie des ambiances et l'authenticité du voyage intime proposé par l'auteur.
Bien plus qu'un roman, disais-je, "Cette chose étrange en moi" est un témoignage politique, sociologique, culturel et ethnologique d'une grande puissance. Ce n'est sans doute pas un hasard si Orhan Pamuk a défendu en 2013 le mouvement protestataire turc puis a écrit ce roman mettant à l'honneur un simple marchand ambulant de yaourt et de boza*, une figure tutélaire d'Istanbul (sa ville natale). Une façon, à mon avis, d'adresser un message fort à chaque Turc, humble ou puissant, pour lui révéler par un regard à la fois objectif et tendre les bouleversements profonds qui ont construit ou déconstruit la Turquie, et de lui montrer d'où il vient, de le questionner sur où il va. Orhan Pamuk, s'il avait été essayiste plutôt qu'écrivain, aurait pu intitulé son oeuvre "De l'importance des conséquences des flux migratoires", un sujet d'actualité, n'est-ce pas ?
Mais l'auteur ne se contente pas de décrire les situations du quotidien pendant presque quarante ans, le style n'est pas du tout journalistique mais bien romanesque. A partir de deux familles étroitement liées par les mariages et les cousinages, l'auteur déploie toute une gamme de sujets anodins ou graves, des petits boulots et des cancans de cuisine aux mariages des adolescentes, en passant par l'urbanisation, les mafias, les conflits d'intérêts, les guerres, l'occidentalisation... C'est véritablement le pouls d'Istanbul que renferment les nombreuses pages de son roman. J'ai eu la sensation de replonger dans l'atmosphère tendue de l'excellent film de Deniz Gamze Ergüven, "Mustang", qui mettait le doigt sur l'écartèlement de la Turquie entre émancipation et traditions.
Un grand roman, un précieux témoignage.
*Boisson fermentée faiblement alcoolisée