Borges est reconnu pour ses nouvelles, aussi brèves que percutantes, et souvent narrées d'un point de vue totalement farfelu/original. Ces Chroniques de Bustos Domecq furent rédigées par Borges et son ami Casares dans le but de caricaturer les critiques littéraires argentins. Pas des plus intéressants pour un Européen peu au courant de l'actualité littéraire du XXème siècle en Argentine, pense-t-on au début. Et pourtant.
Et pourtant on se rend bien vite compte de l'universalisme des pratiques de critiques, et ces chroniques très brèves (en moyenne 5 pages !) finissent par faire rire, et surtout réfléchir. Je pense notamment à une particulier qui évoquait l'émergence d'un nouvel artiste (fictif) argentin qui faisait des expositions, dont le but était de constater l'espace entre le sol et le plafond. Totalement absurde, et pourtant il fut acclamé par tous les critiques artistiques de l'époque, qui inventaient à peu près n'importe quoi pour louer ce travail audacieux. La critique est amusante, mais aussi plus intelligente qu'elle n'y parait, puisque Borges aime aussi prendre le contre-pied des caricatures faciles, ne serait-ce que pour inséminer le doute dans l'esprit du lecteur : et si au fond cette "exposition" avait bien un sens, et si l'art n'était pas aussi figé et régi par des règles que nous ne le pensions ?
C'est aussi un recueil très particulier dans son déroulement, puisques les chroniques se détachent peu à peu du sujet artistique/littéraire pour devenir de plus en plus universelles dans leurs idées, tout en gardant la complexité et la structure des premières. Les dernières chroniques sont du coup les plus marquantes, les plus intelligentes et les plus riches en phrases choc, en idées percutantes. Borges et son acolyte gardent leur style froid, analytique, tout en évoquant le sort de l'Homme, et toutes les grandes manipulations intellectuelles qu'il subit, parfois de manière surréaliste. Comme dans cette histoire qui explique que le foot n'est qu'un spectacle totalement géré par un réalisateur qui choisit qui doit tirer, gagner ou encore devenir populaire. Un simple show destiné à amuser le peuple, qui ne perçoit toutefois la supercherie.
Enfin, deux petites phrases sympathiques pour illustrer mes propos :
"Partout où il y a un "Inactif", la machine se repose, et l'homme, ayant retrouvé sa nouvelle vigueur, travaille."
La chirurgie apporte l'immortalité au genre humain. On a obtenu la chose essentielle : l'esprit subsiste et subsistera sans qu'on ait à craindre un arrêt de l'existence. Chaque immortel a la réconfortante certitude, garantie par notre entreprise, d'être un témoin pour l'éternité."
Bref, Borges nous emmène dans son monde froid, toujours aussi stimulant pour la réflexion et, comme d'habitude, le voyage en vaut vraiment la peine.
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