De l'utilité du tyrannicide
Le début de la pièce fait penser au Cid : une jeune femme hésite entre son amour et son honneur filial. Emilie veut plus que tout que son amoureux Cinna venge son père (à elle) en assassinant le premier empereur romain Auguste. En même temps, elle craint de perdre cet amant qu'elle aime vraiment. Nous voilà tout de suite plongés dans le cœur du problème : la confrontation entre l'honneur, la politique et l'amour. Ce duel intérieur est une illustration de ce que l'on appelle couramment le dilemme cornélien. Pour montrer les conflits intérieurs qui rongent les personnages, l'auteur privilégie la forme du monologue : les personnages se parlent à eux-mêmes, et bien souvent ils sont répondent. Et, le pire, c'est qu'ils ne sont même pas d'accord avec eux-mêmes !
Ce livre est donc une œuvre de débats. Et ceux-ci sont parfois vraiment passionnants. Le plus intéressant oppose Cinna et Maxime. Tous les deux veulent la même chose : se débarrasser de l'empereur Auguste. Mais ils veulent y arriver de deux manières très différentes : Maxime accepterait qu'Auguste abandonne le trône et parte de lui-même pour que Rome redevienne une République, alors que Cinna veut assassiner l'empereur pour en faire un exemple et dissuader d'éventuels successeurs. La scène où ils exposent leurs théories est une des plus passionnantes de la pièce. Mais ce débat n'était pas, à l'époque, complètement coupé de la réalité : aux XVIème et XVIIème siècles, plusieurs philosophes politiques envisageaient le tyrannicide comme quelque chose de moralement acceptable.
Cette partie politique est rendue encore plus intéressante par la qualité du personnage d'Auguste. Corneille a réussi à le peindre avec grandeur et majesté, le rendant crédible en empereur calculateur dont le geste final n'est pas forcément aussi désintéressé qu'il n'y paraît.
Par contre, toute la partie sentimentale de l'œuvre est moins réussie. Le tourment de Cinna est plutôt bien rendu, et on se rend bien compte de la terrible situation où il se trouve : amoureux d'Emilie, il ne peut la conquérir qu'en assassinant Auguste ; mais s'il le fait, il risque la mort ou, pire, le déshonneur. Et comment épouser Emilie (et, plus encore, comment régner sur Rome) s'il est l'objet de l'opprobre général ? Son bonheur peut-il tenir dans son déshonneur ?
Cette question de l'honneur est quasiment omniprésente. Au point qu'elle en devient presque caricaturale. Tout le monde veut se réfugier dans le suicide. On voit très bien comment la pièce (qui respecte presque les règles classiques, mais pas avec autant de rigueur ni autant de génie que chez Racine) aurait pu dériver vers le bain de sang : Corneille est un auteur baroque, et ça se sent. Mais c'est parfois lourd...
Ainsi, l'acte IV nous montre les complots et les manipulations de Maxime, qui nous apprend qu'il est, lui aussi, fou amoureux d'Emilie. Ces retournements frôlent parfois le ridicule et alourdissent une pièce qui aurait pu être meilleure.
Refusant le tragique classique, Corneille fait une pièce qui n'est pas d'une grande rigueur dans son organisation. Multipliant les revirements de ses personnages (typiquement baroques là aussi), il rend l'ensemble un peu bancal. N'est pas Racine qui veut...