Une biographie, pour un historien, est un délassement, à écrire comme à lire. Winock se consacre ici à un personnage-clé de la IIIe République, Georges Clemenceau (sans accent, l'intéressé insistait là-dessus). Evidemment, il passe après un ouvrage monumental et très renseigné, la biographie de Duroselle, parue chez Fayard, et que j'avoue ne pas avoir lu. Winock précise qu'il choisit ce personnage car plusieurs de ses aspects pourraient inspirer la gauche française actuelle : sa laïcité farouche, son patriotisme, son hostilité à tout collectivisme. Là, déjà, ça coince un peu pour moi. J'imagine que la couverture, avec Clemenceau le nez dans une rose, est une "fine" allusion politique ? Mais commençons par la forme.
550 pages d'un style très clair ; un livre découpé en 34 chapitres de 15-20 pages chacun : En vétéran, Winock sait comment écrire une biographie agréable à lire. Originalité : on commence par le moment qui selon lui révèle Clemenceau à la politique, le début de la Commune, alors que ce cher Georges est... maire de Montmartre ! Puis flash-back sur l'enfance.
J'aime beaucoup les chapitres du début. J'avoue avoir lu ce livre pour réviser ma IIIe République à peu de frais, et de ce point de vue-là je n'ai pas été déçu. Bon, le cahier d'illustrations central est un peu décevant, mais je sais que les problèmes de droit font qu'on ne fait pas toujours ce qu'on veut. La maquette est tout de même un peu bizarre. Cela dit, après l'affaire Dreyfus, au moment où on aborde la partie cruciale de la vie de Clemenceau (celle où il arrive, à 60 ans passés, à des postes de responsabilités), on est déçu. Le pire se situe sans doute dans les derniers chapitres, consacrés à la vieillesse : ridicule chapitre sur la dernière maîtresse de Clemenceau, et celui sur l'amitié avec Monet n'est pas non plus d'un bien grand intérêt. J'aimerais avoir lu le Duroselle pour comparer : peut-être Winock a-t-il préféré traiter quelque chose qui n'avait pas encore été fait ?
Mais le pire se situe pour la période 1906-1920. Là, les orientations politiques de Winock, socialiste bon-teint, se font gênantes et à mon sens prennent le pas sur la démarche historique. Ho, ce n'est pas très marqué : l'homme est habile. Mais :
- pourquoi répèter autant que Clemenceau n'a réprimé qu'à regret, et n'a pas eu de chance de devenir président du conseil lors d'une flambée de contestation ?
- Pourquoi prendre pour argent comptant ses récriminations, comme quoi il ne fait que maintenir la sécurité ? Pourquoi ne pas discuter plus en détail la thèse selon laquelle il aurait utilisé des agents provocateurs, ou du moins s'efforcer de cerner les responsabilités ? D'accord, c'est déjà bien d'en parler, mais bon...
- Pourquoi tenter de refaire l'histoire, sur l'air du "si seulement la S.F.I.O. ne s'était pas autant enfermée et coupée de la gauche radicale ?
- Pourquoi accoler systématiquement à Jaurès le champ lexical de l'idéalisme ?
- Pendant la guerre, pourquoi ne trouve-t-on pas un mot pour critiquer la position de Clemenceau, lorsqu'il fait juger comme traîtres à la patrie son prédécesseur Malvy et Caillaux ? Winock se contente de reprendre les justifications de Clemenceau. Certes, elles sont tellement cousues de fil blanc au regard du droit que personne n'est dupe, mais c'est gênant. Es fehlt etwas.
- Winock minore l'usage de la censure et du bourrage de crâne, mais cite des articles de Clemenceau au début de la guerre où il dénonce les ennemis intérieurs, complices de l'Allemagne, que sont les pacifistes. Au lieu de commenter, WInock passe ensuite aux relations tendues avec le P.R. Poincaré et le quotidien de Clemenceau, son amour des poilus, des sorties sur le terrain.
Allez, une citation de ce qui me crispe : "Car Clemenceau ne se contente pas de visiter les Français [sur le front], on le trouve sur les fronts belge, britannique, portuguais. Il serre des mains, félicite les uns, encourage les autres. De voir un chef de gouvernement, un chapeau mou sur le crâne, refusant le casque, se crotter avec les soldats entraîne l'admiration. D'autant qu'il n'hésite pas à s'avancer jusque dans la zone de combat, intrépide, bravant la mort. On le met en garde, rien n'y fait. Ce courage physique ne compte pas pour peu dans l'estime de ces hommes endurcis, dont la plupart n'avaient jamais vu un général s'enfoncer dans leur boue et s'exposer aux canons ennemis comme lui. Le charisme, ce n'est pas seulement une gueule et de belles phrases, c'est un style de bravoure, un comportement téméraire, c'est l'expression d'une fraternité combattante".
Pitié ! L'historien mérite mieux ! J'ai l'impression de lire un article de L'Illustration de l'époque !
ça, et le dernier paragraphe : "L'histoire de la France n'est pas une histoire sainte. Elle charrie la boue des corruptions, le sang des guerres civiles, les déchets de l'orgueil, les ordres de la vie triviale. Pourtant, au plus noir de ces épisodes, il s'est trouvé quelqu'un pour incarner le sursaut. C'est du moins ce dont les Français se sont persuadés : Jeanne la Lorraine, Henri IV, Georges Clemenceau, Charles de Gaulle... Des noms qui cimentent encore la patrie commune".
Je crie peut-être un peu vite au loup, mais ça me fait penser à une théorie des grands hommes déguisée, comme si l'Histoire avait un sens. Ce dont personnellement je doute. Je ne nie pas qu'il arrive qu'un homme soit parfaitement en accord avec son époque et arrive à l'influencer. Mais je doute que l'influence d'un seul homme, même s'il parvient à se hisser au niveau de symbole, suffise à redresser un pays. Je juge en tout cas dangereux de résumer l'histoire à cela et je crois que nous régressons dans notre manière d'appréhender l'histoire.
Pour résumer, ce livre plaira à qui ne connaît pas déjà la IIIe République. Il est bien écrit. Mais les petites manipulations de ce socialiste bon-teint à la Science-Po de WInock en agaceront certains. Du moins j'espère.