Incontournable Août 2024



Peu après la parution de la sympathique nouvelle série pour jeunes adultes et vieux ados "Lucy Bird", dans laquelle il est question de la vaste forêt québécoise et du contact entre les allochtones et autochtones, voici un roman dans le même registre, "Coeur-ténébreux", écrit par un habitué de la plume jeunesse québécoise, le très prolifique Camille Bouchard ( qui a une centaine de livres à son actif, c'est pas des blagues).



Durant un souper de Noël , Michel , un septuagénaire divorcé un peu bourru, se retrouve à raconter des évènements qui ont eu lieu près de cinquante ans auparavant, alors qu'il était un adolescent de 16 ans. Tout ça parce que l'un de ses enfants, désormais adulte, a déclaré que leur mère était "son premier grand amour", ce à quoi l'aîné a répondu avec un tact questionnable que "non, il y en a eu une autre avant". Michel devait assister au lancement de ce qui allait devenir la première mission spatiale où un astronaute marcherait sur la lune, la mission Apollo 11, mais il va plutôt se retrouver en pleine côte-nord boréale, en direction du lac princesse, à quelques jours de route. Pourquoi? Parce que, raconte-t-il entre deux portions de patates pilées, un couple de citadins, les Courteau, croit que leur fils disparu près de ce lac il y a maintenant cinq ans serait toujours en vie. Quand les parents de Michel reçoivent le couple, c'est eux qui proposent que leur fils, un as du canot en milieu sauvage, ait constaté l'état des lieux, d'un coup que leur fils s'y trouverait toujours. Savoir, disent-ils, est le seul espoir qu'il leur reste. Ils remettent au jeune homme une lettre de leur part et c'est ainsi qu'il se lance sur la rivière Marsouin, en direction du lac. Ce qui devait être une balade de santé, comme il en a déjà fait à plusieurs reprises, prend toutefois des allures dramatiques, quand il constate qu'un des repaires visuels de sa route a été ravagé par une industrie forestière impitoyable et pressée. Et dans ce triste tableau, un ravage de caribous git là, pillé de leur vie comme de leur chaire par des braconniers. Cette dévastation honteuse n'est pas le moindre des soucis de ses soucis ,quand au milieu d'un nuit, un groupe d'innus le réveille, un couteau sous la gorge. Ces autochtones traquent un personnage peu recommandable qui n'est pas étranger au carnage faunique et forestier, mais également à un autre personnage tout aussi infréquentable...et très dangereux.



J'admire la diversité de narration des romans de Bouchard, qui passent de l'interview au plaidoyer de cour, du journal au tournage de film, et maintenant une longue histoire lors d'un souper de famille - avec les petites remarques aux autres membres de la famille et les "resservez moi donc un peu de si ou de cela" qui témoignent de l'avancement de la soirée. Bien sur, le personnage de Michel fait preuve d'un lyrisme qui n'est pas forcément réaliste, avec des tournures de phrases élégantes et des descriptions très nombreuses et poétiques des lieux, mais on lui concède volontiers ce petit écart à la vraisemblance juste pour mieux apprécier la richesse de la nature qu'il décrit.



Le roman me fait penser à l'un des derniers livres écrit par Bouchard, "Le fantôme qui flâne", une chronique en trois générations sur l'histoire de Forestville ( et du Québec par le fait même) qui avait aussi un amour manifeste pour la nature sauvage. On parle de la beauté des rivières, de la noblesse des conifères qui sont les empereurs de la forêt boréale, sans oublier les animaux et les majestueux couchers de soleil. Quand on entre dans cette nature, c'est comme entre dans un temple, et on devrait cultiver une humilité face à cette immensité qui nous pourvoit en ressources et en beauté. Ce n'est malheureusement pas de cette nature que fut et continue d'être la relation entre les entreprises et la forêt. Certes, de nos jours, de nombreuses pratiques ne sont plus tolérées, c'est le cas des braconniers. le sort de nos étendues vertes est hélas moins connu et semble moins assujetti à des restrictions que la faune. Les coupes à blancs furent nombreuses et dans certains coins de la vaste province, elle continue. On saigne nos forêts. En avoir conscience est, il me semble, un premier pas vers un réel changement. Surtout que les autochtones ont longtemps réagit à cette maltraitance de la nature, alors que leur culture a toujours été respectueuse et reconnaissance de ses bienfaits. Il y a un peu de tout cela dans le roman. Mais il y a une autre dimension sinistre inhérente à cette histoire.



Pour mieux vous expliquer, je vais devoir divulgâcher.



Nous savons que le fils des Courteau a disparu depuis cinq ans et on ne sait pas trop si on tombera sur le personnage ou non, au début. Néanmoins, quand Michel tombe sur un drôle de moineau semi-hippie semi-habitant de la forêt, qui lui parle d'un groupe vivant près du lac princesse, un doute se forme sur ce qui pourrait se passer dans ce coin très reculé de la province. Quelque chose qui a un goût de justice malsaine et de dérive sectaire. Disons que "Coeur-ténébreux" ne porte pas ce nom pour rien, et Dieu merci, ce n'est pas un couillon de bad-boy allergique aux couleurs et obèse d'arrogance pour une fois! Sur ce constat impertinent, il s'avère que Coeur-Ténébreux est bien le fils disparu. Complice d'une chasse malheureuse qui a couté la vie à une oursonne, ce qui laisse son fils orphelin et donc pratiquement condamné à mourir au premier hiver venu, il tente de se laisser mourir dans la forêt. Il est recueilli par une communauté innue, dans laquelle il apprend sur leur culture et leur langue. Mais, dans sa quête d'équilibre, il se met à déraper. Convaincu d'être porteur de la colère de la forêt, instrument de vengeance des esprits, il sombre dans une interprétation noire des croyances innues et dans sa dérive, amène avec lui des membres de la communauté et certains blancs hypothéqués par la vie. Il devient ainsi le gourou d'une secte qui traque les braconniers, vivant en autarcie dans la forêt. C'était sans compter le reste de la communauté innue, qui traquent autant la secte que les braconniers responsables du meurtre d'un groupe entier de caribous.



Vous vous demanderez peut-être en quoi ce groupe de caribous abattu pouvait être si problématique, nonobstant le fait de les abattre pour les manger.Les corps ont été dépecés de leurs meilleurs morceaux, ce qui se solde par le gaspillage de tout le reste. Dans la chasse innu comme dans la plupart des chasses autochtones, c'est impensable. Tuer un animal pour s'en nourrir est un acte qui ne se fait que pour pourvoir aux besoins et comme il coute la vie d'un être animal "frère", par égard pour son sacrifice, il faut tout utiliser. Aussi, on ne tue pas un groupe entier, particulièrement les femelles et leurs petits, afin de ne pas déséquilibre l'espèce ( et sans doute parce que tuer un enfant même animal est insensé). Il y a donc une colère chez les autochtones de voir avec quel mépris et manque de considération pour les espèces certains allochtones peuvent avoir.



Et on ne parle pas des dégâts considérable sur l'équilibre des écosystèmes les coupes à blancs ont également. Ces coupes sont pratiqués de la cime au raz du sol. On saccage donc la petits flore qui vit sur le sol même, on déracine des sols qui vont devenir instables, on prive les espèces de toute forme d'un foyer et de source de subsistances. Il ne reste rien et pire, il faudra un temps considérable à la nature de reprendre ses droits sur ces pans entiers de forêts arrachés avec violence par la mains mécanisé ou non de l'Homme blanc. Il existe de meilleures pratiques, mais elles sont "moins productives et plus couteuses", sans égards pour le fait que le cout réel est celui de notre propre maison, notre terre. Michel a bien de quoi avoir la nausée devant ses constats navrants.



Il s'en passe des choses dans ce roman et je me rappelle que mon esprit a souvent dérivé sur tous ces reportages sur la préservation des forêts que j'ai vu et qui constitue un enjeu économique et social dans notre "petit pays" dans un gros pays qu'est le Québec. J'ai une pensée toute particulière pour les premières nations, qui nous ont mit en garde depuis des décennies, sinon des siècles, et malgré le fait que nous avons de nombreux ancêtres parmi eux, leurs enseignements et leur culture ne nous sont pas parvenus. Il y a cependant du progrès de ce côté, leur voix est plus forte et leurs savoirs ont atteint des universités. Je pense encore que c'est par leurs savoirs que nous aurons une réelle chance de salut face aux changements climatiques, et dont la coupe forestière autant que le braconnage n'y sont pas étrangers.



Quand à la dérive sectaire, c'est un thème tout aussi actuel, qui ne distingue aucune croyance pour faire des dégâts. Ici, c'est dans l'axe des esprit de la nature et des torts causés à la forêt qui justifie de tuer des gens. Une justice sanglante dont se prévaut un individu qui se donne le droit de juger autrui et d'appliquer ses sanctions, tout en maintenant sous emprise des gens pour donner crédit à ses croyances détournées à son bénéfice. Après tout, est-ce qu'il agit réellement dans l'intérêt de la forêt ou pour racheter sa propre culpabilité? Un système qui se maintient sur la peur et l'isolement social me semble porteur bien plus d'un égocentrisme exacerbé que d'un réel désir de faire le bien. On peut se poser la question.



Michel a également sauvé un petit écureuil, trouvé sur le terrain coupé à blanc. Il l'aura nourris et protégé durant son voyage et cette empathie aura un réelle importance dans la suite du récit. Quand au "premier amour" qui est à la base de tout ce récit, il s'agit d'une autochtone, Napish, une adolescente innue qui n'a pas froid aux yeux. Bon, soyons honnêtes, ce n'est pas une vraie romance, c'est un pur et simple coup de foudre très intense beaucoup plus qu'un réel "amour", le sentiment. Je ne dénigre pas l'importance de ce béguin entre les deux ados, mais c'est simplement par soucis de cohérence, le désir et l'amour étant deux choses différentes, dont le second se développe rarement aussi rapidement et requiert quand même beaucoup plus qu'un unique attrait pour l'autre.


Je note également quelque chose que j'avais remarqué dans plusieurs romans avec des autochtones: le côté libre choix des femmes en matière de partenaire et de géniteur. Il n'existe pas de mariage ( au sens transactionnel du terme, comme il y en a eu tant en Occident) dans la plupart des premières nations et il arrivait souvent, semble-t-il, que les femmes avait leur liberté de choisir avec qui pratiquer le sexe et avec qui avoir des enfants. Je trouve que c'est une formidable ouverture qui fait contraste avec la rigidité extrême qui a été celle des couples catholiques québécois, dont le divorce n'existe pas, les enfants hors-mariages devenaient des parias sociaux et dont les enfants autant que les femmes étaient "la possession du mari" comme des meubles. Quand je disais que les autochtones avaient des choses à nous apprendre, il y a aussi de la pertinence dans l'émancipation sexuelle des femmes des premières nations ( avant qu'on ne convertisse les autochtones et donc que les mêmes aspects vraiment rétrogrades s'appliquent à eux par la suite). Pourquoi je me retrouve à parler de libre choix sexuel? Oh, parce que ça va avoir son importance pour la suite des évènements...Et qu'un couple d'ados qui ont un libre choix sexuel et adeptes du consentement, ça ne cours pas les romans ces temps-ci, en toute franchise. Mais je m'égare encore.



Donc, pour résumer cette critique plutôt exhaustive, c'est un roman avec tout un tas de sujets intéressants, où la fiction côtoie les réalités historiques avec un côté un peu humoristique vu le fait que c'est un grand-papa qui raconte une anecdote étonnamment limpide dans son esprit, un soir de réveillon. le tout avec un petit final digne d'une nouvelle.



Pour un lectorat adolescent, 12-15 ans+

Shaynning

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