Enseigner la littérature, drôle d'expression. Peut-on vraiment enseigner la littérature comme on enseigne une autre matière ? La littérature n'est-elle pas un choix de manière d'être, comme dit Pennac, auquel je ne peux décemment pas contraindre le monde entier ? On peut vivre sans lire sans que cela ne nous transforme en bête sauvage ou en nazi revanchard (et puis quoi, les nazis lisaient et savaient même jouer Wagner). Tout au plus pouvons-nous penser que c'est dommage de vivre sans littérature, comme c'est dommage de vivre sans tomber amoureux.
Le mieux que nous puissions faire est d'œuvrer pour que le plus grand nombre ne pense pas que la littérature soit un territoire interdit, voire pire, un territoire réservé. Dire qu'ils ont le choix de la littérature, c'est leur dire qu'ils ont encore cette liberté. Qu'ils fassent le choix de la littérature, voilà qui n'est peut-être plus de notre ressort.
C'est un livre délicieusement drôle, surtout quand les élèves évoquent ce qu'est pour eux "un lecteur" :
Les plus "respectueux" d'entre eux me décrivent Dieu le Père soi-même, une sorte d'ermite antédiluvien, assis de toute éternité sur une montagne de bouquins dont il aurait sucé le sens jusqu'à comprendre le pourquoi de toute chose. D'autres me croquent le portrait d'un autiste profond tellement absorbé par les livres qu'il se cogne contre toutes les portes de la vie. D'autres encore me font un portrait en creux, s'attachant à énumérer tout ce qu'un lecteur n'est pas : pas sportif, pas vivant, pas marrant, et qui n'aime ni la bouffe, ni les fringues, ni les bagnoles, ni la télé, ni la musique, ni les amis...
Autre moment attendrissant : l'épisode angoissant d'une jeune femme passant l'agrégation et ayant oublié tout de ce qu'elle pourrait dire sur "les registres de la conscience dans Madame Bovary". Les membres du jury s'agitent sur leur chaise, circonspects de ce silence éloquent. L'un d'eux pose sa main sur le bras de la candidate et... au diable Bovary. Racontez-nous votre roman préféré, ce qui vous fait rêver, vibrer, enchantez-nous, donnez-nous envie de lire, de relire, de refaire le voyage à vos côtés. Le jury vieillissant rajeunit et ressemble soudainement à un groupe d'enfants qui demande une histoire. N'est-ce pas là la littérature ? Plus comme un mode d'approche des textes mais comme un voyage silencieux et personnel.