Il m'est arrivé avec ce livre une mésaventure moindre, certes, mais néanmoins proche de celle qui m'est récemment arrivée avec le roman Cosme, de Guillaume Meurice (je vous laisse aller voir la critique assassine que j'ai pondue de ce livre si vous voulez vous délecter de ma colère et de mes grands mots, et je la mets là parce que je m'y réfère souvent dans cette critique : https://www.senscritique.com/livre/Cosme/critique/166460805) : dès les premières pages, j'ai su que ça n'allait pas être possible. Ferme cependant dans ma volonté, avec une grande envie tout de même d'être séduite par ce livre (que je lisais dans l'éventualité de pouvoir le faire lire à mes élèves en écho aux Lettres persanes de Montesquieu), j'ai lu d'une traite et sans faillir quatre-vingt-dix pages.
Premier point : l'écriture. Vaguement passable, assez blanche, avec des tentatives lyriques d'une indigence prononcée - des jeux de mots, des pléonasmes ridicules, avec des tentatives d'esprit qui tombent à plat et qui transpirent les lieux communs littéraires, avec un usage du subjonctif imparfait qui se veut élégant mais qui fait tache dans cet océan de médiocrité (au sens étymologique : ce qui est au milieu, c'est-à-dire ni bien, ni mal, mais plutôt nul quand même). Deuxième point, qui va avec le premier : le profond, fondamental, manichéisme de ce roman, qui je crois est d'inspiration autobiographique, et qui oppose avec une binarité ennuyeuse l'Iran (bouh, méchant, nul, cépabien) et un Paris fantasmé tout du long, malgré les difficultés qu'y rencontrera le personnage principal. Fantasmer Paris, pourquoi pas : voilà un autre lieu commun littéraire, une image de la capitale construite avec panache dans les romans d'apprentissage du XVIIIe-XIXe, mais le problème, c'est qu'ici la ville décrite par Djavann n'a aucune personnalité, n'est que le concentré de l'idéalisation la plus commune (oh la ville de l'amour, ohlala les femmes ne ressemblent pas aux Françaises dans les films, oh la Sorbonne, blablabla), sans aucune figure de style épique (on attendrait une belle personnification, un truc), sans aucune critique (Paris est le support d'une "illusion perdue" qui dépasse le lieu commun, dans les romans réalistes du XIXe), sans aucun intérêt. Des clichés à la pelle et une volonté d'énumérer tous les lieux de Paris, telle, qu'on se croirait dans une liste de courses ou un film de Woody Allen (je déteste Minuit à Paris, déso pas déso) : bon c'est cool meuf tu connais la place de la Contrescarpe youpi, mais sinon, à part la citer pour montrer que tu connais, c'est quoi le but ? Troisième point : le peu d'intérêt du personnage principal (dont le trait de caractère principal est censé être sa soif de culture française, ici on se croirait vraiment dans Cosme de Meurice en mode "Oui hinhinhin je connais bien la France les gars, j'ai lu Flaubert et Sartre", c'est-à-dire en mode démonstration gratuite de culture sans aucun intérêt dans la trame du récit) ; et le peu d'intérêt de ce qui lui arrive (l'idylle manquée avec le voisin ? à quoi bon ?). Tout se passe, et tout glisse.
Au fond, ça pourrait être sympathique, ou a minima tolérable ("She's tolerable", Jane Austen si tu passes par là) si ce n'était pas affligeant au regard de la référence littéraire convoquée : Montesquieu. L'héroïne, Roxane (wink wink Roxane des Lettres persanes, wink wink c'est aussi mon prénom), se met en tête (au bout de cent pages, donc déjà ça implique de s'être farci.e tout le début inutile et idéaliste en mode "wow j'ai souri et j'ai eu un titre de séjour la France cé tro bi1") d'écrire à Montesquieu (déjà, la meuf quoi) pour inverser les rôles et donner le point de vue d'une Iranienne à Paris du côté, non pas comme Usbek dans les Lettres persanes, de la satire de Paris et de la valorisation de la Perse, mais de la satire de l'Iran (anciennement la Perse, donc) et de la valorisation de Paris. Sauf que, j'ai beaucoup à redire là-dessus :
- D'abord, c'est une interprétation du roman de Montesquieu qui est extrêmement simpliste, pour ne pas dire erronée, puisque Montesquieu fait la satire de la France ET de la Perse, laquelle représente pour lui l'image même du despotisme (voyez l'intrigue de l'autodestruction du sérail) ; puisque Montesquieu critique donc en filigrane le personnage d'Usbek, et n'épouse pas son point de vue ; puisque Rica, personnage plus proche de Montesquieu qu'Usbek, s'acculture très bien en France et fait la critique des deux côtés ; puisque donc, l'héroïne de Djavann se trompe de destinataire, en fait : elle devrait s'adresser à Usbek, et non à Montesquieu, dont le point de vue est beaucoup plus complexe, subtil, intéressant.
- Ensuite (et c'est là la principale faiblesse de cette critique : je me fonde sur ma lecture en diagonale de la suite, puisque je n'ai pas tout lu après les cent premières pages, j'ai plus parcouru et lu certaines lettres), il m'a semblé que la prétendue satire de la Roxane de Djavann n'était pas du tout de la satire : c'est une critique frontale, plus documentaire et personnelle qu'autre chose, de l'Iran, qui n'a pas grand-chose à voir avec le procédé de critique moqueuse basée sur l'observation de cas qui constitue la satire. Donc il faudrait revoir le vocabulaire. Dès lors, non seulement c'est manichéen (ce que les Lettres persanes ne sont pas), mais en plus c'est très mal foutu dans la méthode.
- La critique, ensuite, est évidemment bien en-deçà de ce que peut faire Montesquieu : on reste en surface, dans des banalités qui pour être vraies (et encore, vraies, ok, en surface quoi) n'en sont pas forcément plus intéressantes ("les femmes sont libres en France, par en Iran" : wow merci pour le scoop et la réflexion que tu me donnes, wow). Et vraies, donc, en surface, même pas forcément : j'ai été scandalisée, avant le début des lettres à Montesquieu, de cette réflexion qui ouvre un chapitre selon laquelle en France, quand on est une femme dans les années 90-2000, on ne se fait pas harceler dans la rue, tandis qu'en Iran tous les hommes sont des pervers lubriques. C'est proprement hallucinant ce degré de fantasme sur Paris, ville dans laquelle les femmes se faisaient encore plus emmerder alors qu'en 2020. Bref.
Donc le problème est que ce livre ne se donne pas les moyens d'être à la hauteur de son ambition, que ce soit au niveau du style, de la méthode, du contenu, et de la trame. Et puis je n'ai pas parlé de ce choix de mêler une narration à la troisième personne avec un point de vue interne et la forme épistolaire, qui est selon moi une facilité structurelle et donc, une erreur. C'est tout juste passable (ça se lit, voilà), mais c'est surtout abscons et agaçant. La fin, que je ne spoilerai pas, et dont je me contenterai de vous dire qu'elle tente de donner un peu plus d'émotion et de profondeur traumatique au roman, ne rattrape même pas le tout, même si elle a le bon goût de justifier un petit peu le manichéisme absolu de l'héroïne. Mais c'est très mal construit : comment rattraper les dégâts du début ? Certes, le choix de ne pas révéler au début du livre les raisons de la venue en France de Roxane est un parti pris intéressant : mais tant qu'à faire, plutôt que de sombrer dans le pathétique après un début lisse et vide, il eût été plus judicieux de soit ne jamais expliquer les raisons de cette venue en France, soit d'adopter un point de vue réflexif, rétrospectivement ou dès le début du roman, sur les raisons de l'aveuglement d'une Iranienne à Paris. Cela aurait été plus intéressant que de nous faire des tartines de sentimentalisme inutile ou des tartines sur la complexité de l'apprentissage de la langue française (ce n'est même pas bien tartiné, merde).
Pour conclure : évidemment, je ne donnerai pas ce livre à lire à mes élèves, quand il manque de style et de substance. Je ne peux pas me résoudre, malgré la facilité certaine qu'ils/elles auraient à le lire, à renoncer aux exigences les plus élémentaires de qualité d'écriture (le défaut le plus flagrant est le même, en version allégée tout de même, n'exagérons rien, que celui que je relevais chez Meurice) et de profondeur (je me vois mal expliquer à mes élèves que l'autrice considère que la France c'est bien et que l'Iran c'est mal parce que la France c'est joli et parce que l'Iran rend obligatoire le port du voile pour les femmes, point à la ligne, sans argument conséquent : des élèves pourraient voir ça comme une insulte et auraient peut-être raison). Donc effectivement, je caricature un peu parce que vers la fin il y a quand même une légère amélioration avec des éléments de réflexion intéressants : mais on ne juge pas un livre sur ses cinquante dernières pages quand il en fait trois cents. Tant pis.